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Dea Liane éclaire une vie infiniment obscure

Dea Liane éclaire une vie infiniment obscure

D.R.

Née en 1990 dans une famille syro-libanaise, Dea Liane est comédienne. Après des études à Sciences Po, elle a fait l’école du Théâtre National de Strasbourg (TNS) sous la direction de Stanislas Nordey, puis a travaillé dans les réseaux du théâtre public, jouant sous la direction de metteurs en scène de premier plan. En février 2003, elle a écrit Le Cœur au bord des lèvres, un spectacle autour d’Asmahan qui s’est joué au théâtre de l’Athénée et dans lequel elle a également interprété le rôle-titre et chanté. Et voilà qu’elle fait son entrée sur la scène littéraire avec un très joli roman Georgette, paru à la rentrée aux éditions de l’Olivier et bien accueilli par la critique.

Georgette est une domestique, comme il est coutume d’en avoir dans les familles bourgeoises et pour la narratrice, elle est surtout une seconde mère, aimante et indispensable. Cette contradiction entre son statut social inférieur et la place qu’elle occupe au quotidien dans la vie de la famille est au cœur de ce récit subtil et délicat. « Je sais ce qu’elle était pour moi. Je ne sais rien d’autre d’elle », écrit l’autrice. En vingt-six séquences, ce roman court mais tenu, décrit la vie d’une famille qui se déroule entre la Syrie, le Liban et la France dans les années 90. Les séquences filmées, construites à partir des vidéos que la mère de la narratrice réalise à différents moments-clés (anniversaires, fêtes de Noël ou vacances), structurent le texte et donnent à ce récit son style distinctif et singulier. Et puis vient la séparation, l’absence, le silence, et des années plus tard, l’envie de la retrouver sur Facebook. Avec la peur au ventre. « J’ai pensé que je risquais de briser quelque chose. Cette chose qui m’a fait commencer à écrire ce livre. »

Rencontre avec une jeune autrice qui découvre avec bonheur le plaisir d’être lue, d’échanger autour des livres et des questions d’écriture, et d’entrer dans le monde merveilleux de la littérature.

On vous présente comme une Syro-libanaise, alors qu’en réalité, vous êtes Française et avez vécu en France la plus grande partie de votre vie. Quels liens entretenez-vous avec ces deux pays de vos origines ?

Mes deux parents sont Syro-libanais, c’est-à-dire que chacun d’eux a un parent Libanais et un autre Syrien. Tous deux sont nés en Syrie mais ont vécu entre les deux pays, ayant une partie de leur famille au Liban. Je suis née à Damas, puis mon père a eu une offre de travail en France et on s’y est installés alors que je n’avais que deux ans. Plus tard, on lui a proposé un poste au Liban et nous y avons vécu entre mes 7 et mes 10 ans. J’ai des liens très forts avec ce pays ayant gardé beaucoup d’amis au Liban. C’est là-bas que je me sens chez moi et surtout plus libre, plus indépendante qu’en Syrie. J’ai d’ailleurs fait un stage à L’Orient-Le Jour durant mes études à Sciences Po et j’en ai été très heureuse.

Comment est né ce texte ? Quel en a été le déclencheur, plusieurs années après la tranche de vie à laquelle il se réfère ?

Pendant mes études de théâtre au TNS, Stanislas Nordey nous avait conseillé de tenir un journal, ce que je me suis attachée à faire de façon assez régulière. Il faut dire que ces années-là étaient propices à l’introspection. Je me souviens qu’un de mes profs m’avait dit que je n’étais pas douée pour écrire des dialogues mais qu’en revanche, il ne serait pas étonné que je me lance un jour dans l’écriture d’un roman, pour lequel il pensait que j’avais davantage de dispositions. Puis, il y a eu le passage de mes trente ans qui est l’âge de Georgette quand je suis née, et le confinement. Tout cela a abouti au fait que des notes éparses sont devenues un roman. Dans une première étape, j’ai rassemblé des souvenirs et écrit au « je ». Puis, j’ai pensé aux archives familiales, aux nombreuses vidéos filmées par ma mère, et j’ai eu envie d’en faire quelque chose et c’est là que je suis passée à la seconde étape. J’ai traduit des scènes filmées en écriture. J’en suis arrivée à la phase du montage et là, j’ai procédé comme pour le montage d’un film. J’ai conservé la chronologie pour les scènes filmées et j’ai entretissé les autres chapitres de façon intuitive. Le prologue est le seul texte qui n’a pas bougé, je savais qu’il me fallait commencer par là, et c’est le premier texte que j’ai écrit. Quant à l’épilogue, c’est la réponse de Georgette. Sans le recours aux archives filmées, je n’aurais pas trouvé la bonne structure. Parfois, ce sont des scènes qui durent à peine quelques secondes, qui donnent naissance aux séquences écrites. Mais elles sont essentielles, elles disent beaucoup de Georgette, de ce paradoxe qui fait qu’elle est au centre de la scène sans en être le sujet. Elle se décentre, recule, son regard fuit la caméra. Alors qu’elle est en réalité une personne exubérante et très vivante.

Ce texte que vous écrivez procède davantage de l’hommage que de la critique de ce statut qui conduit des femmes à se mettre à l’ombre d’autres femmes, à mettre leur vie entre parenthèses pour servir les autres.

Disons que je suis tiraillée entre mon amour pour Georgette, ma nostalgie de la perte de tout ça et ma conscience de la dureté de sa condition. Et j’ai tenté de tenir compte de cette ambivalence, d’apporter de l’acidité dans quelques scènes filmées ou dans certains chapitres, comme celui que je consacre aux chambres où elle a vécu et où je montre qu’elle finit dans un sous-sol. J’ai été par moments assez dure à l’égard de ce que ma famille attendait d’elle, c’est-à-dire qu’on pouvait lui faire faire tout ce qu’on voulait. On lui demande par exemple de faire le Père Noël. Je trouve que cette scène-là est grinçante quand même. Il y a donc à certains moments une critique voilée de la violence qu’elle a subie, même si je n’avais pas envie d’adopter un ton dénonciateur, à part dans le chapitre nommé « Les Filles » qui parle de la domesticité de façon plus générale.

À un moment au début du livre vous écrivez : « Cette vérité comme une pierre dans la poitrine : il aurait mieux valu que Georgette n’entre pas dans nos vies, que Georgina K. ne devienne jamais Georgette. (…) Il faudrait abolir la domesticité traditionnelle. » Et pourtant ce n’est pas de ce côté-là que vous allez, vous allez du côté de l’hommage.

J’ai fait avec mon vécu. Je n’ai pas laissé ça de côté, cette conscience de son appartenance à une classe sociale inférieure, mais je ne pouvais pas sincèrement être critique de quelque chose qui m’a rendue heureuse. Disons aussi que c’est cette conscience-là qui m’a fait aller vers les films. Ça me permettait d’introduire une distance et de regarder Georgette avec plus d’objectivité et moins d’émotion.

Vous avez choisi de mettre en exergue une citation de Virginia Woolf. Woolf a-t-elle compté dans votre parcours ?

Ce qui est étrange, c’est que la phrase de Virginia Woolf parle des mères, alors que moi, je parle des domestiques. Mais je lui emprunte le projet d’enregistrer « toutes ces vies infiniment obscures » auxquelles elle fait référence. Je voulais garder la trace, ne pas laisser tout cela s’éteindre. M’autoriser à enregistrer des choses triviales et simples, des gestes du quotidien, comment on prépare une soupe aux lentilles, comment on porte un bébé, comment on entretient un intérieur  ; il faudrait pouvoir enregistrer tout ça qui semble sans importance et néanmoins, en faire un livre.

Le chapitre qui parle de vos rapports aux langues est très riche. Pour le français, les choses sont assez claires, mais c’est pour l’arabe que ça se complique.

Comme j’arrive en France alors que je n’ai que deux ans, je commence à parler français de façon assez naturelle, sans être obligée d’effacer ou de négocier avec une autre langue, ce qui est le cas de mon frère qui a déjà cinq ans et parle couramment l’arabe. Donc mon rapport à cette langue est simple et de ce côté-là, je suis le produit de l’éducation de ma mère : sa langue de cœur est le français, elle a fait des études de littérature française et elle milite au MLF. Après notre installation en France, elle décide de nous parler tout le temps en français pour faciliter notre intégration. Mon père en revanche parle tout le temps arabe à la maison, mais moi je lui réponds en français. L’arabe, c’est avec Georgette que je le parle. J’ai donc deux langues maternelles. Mais mon lien à l’arabe est plus complexe : il y a celui de mon père qui est la langue de ses colères et de son autorité  ; il y a celui de Georgette  ; et il y a celui que j’ai découvert en travaillant le rôle d’Asmahan pour le théâtre. Je plonge alors dans la poésie et la musique arabes et je découvre l’arabe littéraire. Mais si l’arabe est ma langue maternelle grâce à Georgette, l’arabe n’est pas sa langue maternelle  ; chez elle, elle parle un dialecte issu de l’araméen…

Et ce livre, Georgette en a-t-elle eu connaissance ?

Oui, elle est au courant de mon livre ! J’aurais été un peu gênée de le publier sans lui en parler, je le lui avais donc annoncé et elle avait été heureuse de l’apprendre. En revanche, elle ne pourra pas le lire puisqu’elle est illettrée, mais j’aimerais en faire traduire quelques passages en arabe et les enregistrer pour elle.

Georgette de Dea Liane, L’Olivier, 2023, 160 p.

Née en 1990 dans une famille syro-libanaise, Dea Liane est comédienne. Après des études à Sciences Po, elle a fait l’école du Théâtre National de Strasbourg (TNS) sous la direction de Stanislas Nordey, puis a travaillé dans les réseaux du théâtre public, jouant sous la direction de metteurs en scène de premier plan. En février 2003, elle a écrit Le Cœur au bord des lèvres, un...

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