On l’appelait tout simplement « Abou Youssef », parce qu’il le souhaitait, parce que son humilité refusait les honneurs et les titres. Mohamed Youssef Beydoun, qui vient de nous quitter, était ainsi : modeste et proche des gens. J’ai eu l’honneur d’être son conseiller culturel quand, en 1998, dans le gouvernement de Salim el-Hoss, on lui confia trois portefeuilles à la fois : l’Éducation nationale ; la Jeunesse et les Sports ; l’Enseignement technique et professionnel et la Culture. Mission apparemment impossible qu’il réussit pourtant à mener à bien, grâce à sa ténacité et son bon sens. Je me souviens qu’il veillait jusqu’à trois heures du matin pour terminer son courrier, et qu’il voyait à peine sa famille à cause du temps passé à diriger ces trois ministères. Honnête et scrupuleux, Abou Youssef était un homme d’action, capable de convaincre les autorités, les ambassades ou les organisations internationales de débloquer les fonds nécessaires pour la bonne marche de l’administration dont il avait la charge, tant et si bien qu’on avait fini par le surnommer « Mister Done » !
Au cours de son mandat, des réalisations importantes furent accomplies au ministère de la Culture. D’abord, la mise en place du chantier de reconstruction de la Bibliothèque nationale du Liban, avec le concours de la Bibliothèque nationale de France et l’apport précieux du regretté Jean-Marc Bonfils. Délogée pendant la guerre de la place de l’Étoile, cette bibliothèque, dont les livres moisissaient au sein du campus de l’Université libanaise à Hadeth, a finalement élu domicile dans l’enceinte de la Faculté de droit de Sanayeh. Abou Youssef avait vaillamment imposé son projet au gouvernement de l’époque, malgré les convoitises du ministère de l’Intérieur qui cherchait à lui confisquer ces locaux pour les annexer à son propre bâtiment. ll avait également fondé la Cinémathèque nationale, mené à bien la manifestation « Beyrouth capitale culturelle du monde arabe » parrainée par l’Unesco, introduit la numérotation ISBN au Liban pour le plus grand bonheur des libraires et des éditeurs, implanté des CLAC (centres de lecture et d’animation culturelle) aux quatre coins du pays, créé avec le directeur du Conservatoire, Walid Gholmieh, l’Orchestre symphonique du Liban et l’Orchestre oriental, et aménagé un studio de production audiovisuelle au sein du ministère. Il avait aussi lancé une campagne à la télévision pour sensibiliser le public à l’importance de la lecture, et rendu hommage à plusieurs écrivains libanais de renom, dont le grand poète Joseph Harb, et aux différents responsables des pages culturelles de la presse libanaise.
Francophone convaincu, Abou Youssef veilla à soutenir le Salon du livre francophone de Beyrouth, signa un protocole de coproduction cinématographique avec la France, et rencontra à Paris le secrétaire général de l’OIF, Boutros Boutros Ghali, mais aussi les ministres français de l’Éducation, de la Francophonie et de la Culture. Il réussit alors à convaincre cette dernière, Mme Trautmann, de désigner le Liban comme invité d’honneur de l’importante manifestation « Les Belles étrangères » qui permit à une quinzaine d’auteurs libanais de sillonner la France pour faire la promotion de notre littérature. Il accueillit à Beyrouth le directeur du Centre Pompidou pour étudier la possibilité de créer un Musée d’art contemporain au coeur de la Foire internationale de Tripoli, ainsi que de nombreux artistes français comme Isabelle Huppert, invitée d’honneur du Festival international du film de Beyrouth, et Michel Galabru - qui reçut de ses mains l’écusson du ministère en hommage à sa carrière de comédien au cinéma et au théâtre. Il remit enfin un peu d’ordre au sein de la Direction Générale des Antiquités, inaugura le Musée national réhabilité avec le concours de la Fondation nationale du patrimoine, et invita son homologue syrienne à venir discuter à Beyrouth du trafic d’antiquités entre les deux pays. Sur le plan sportif, il organisa avec brio la Coupe d’Asie des nations 2000 et déploya des efforts considérables afin de terminer à temps l’infrastructure nécessaire pour accueillir les compétitions...
Jovial et modéré, Abou Youssef entretenait de bons rapports avec la plupart des partis libanais et militait pour le vivre-ensemble qu’il considérait comme la raison d’être du Liban. Sa sagesse, nourrie de sa vaste expérience, l’aidait à surmonter tous les obstacles, notamment au sein de l’Association Amlieh dont il s’occupait, mais elle ne suffit pas, dans un pays où l’ingratitude est reine, à le faire entrer en l’an 2000 au Parlement comme député de Beyrouth, cette ville qu’il chérissait profondément et dont il se sentait responsable depuis son premier mandat en 1972. Profondément marqué par le décès de son fils Hussein et par le départ prématuré de son épouse remarquable Najla, écoeuré par la classe politique libanaise qui lui a fait dire que le Liban est « gouverné par l’ignorance », il se consola auprès de sa famille qui l’entoura de son affection durant sa retraite et jusqu’à sa mort.
« Aimer les hommes et les servir, c’est là notre premier devoir », affirmait Cicéron. Abou Youssef est parti avec la satisfaction du devoir accompli.