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Nos Lecteurs ont la Parole

L’islamisme à l’ombre du wokisme


Les mésaventures américaines fécondées par la tragédie du 11-Septembre avaient dérapé dans l’indécision stratégique et l’inconsistance politique. La Russie, accablée par la fièvre de la nostalgie, cherchait à récupérer son ancienne hégémonie. La Chine, après avoir découvert les avantages du capitalisme, s’infiltrait dans les défilés géopolitiques inexplorés. Une idéologie archaïque, inspirée par l’autorité divine, voulait disséminer une théocratie intransigeante. La démocratie libérale, déclarée tout d’abord triomphante sur ses rivales, chavirait vers une nouvelle thématique. Les normes sociales dégageaient l’anxiété encore refoulée du préjudice racial et de la discrimination en introduisant une nouvelle idéologie, le wokisme, s’imposant comme la nouvelle religion de l’Occident en proie à ses démons, tourmenté par une mauvaise conscience acquise à la suite d’une impitoyable litanie de revendications, pour être finalement accusé d’avoir colonisé des régions culturellement antagonistes, mais considérées momifiées, rien que pour profiter de leurs richesses et de leurs ressources.

Cette nouvelle doctrine, après une période de maturation dans les milieux universitaires, allait englober sous l’impulsion des mouvements populaires la cognition des inégalités sociales, la justice raciale, la bataille contre le sexisme, l’attribut du sexe, les droits des LGBTQ+ puis, dépassant les limites géographiques, les récriminations des pays anciennement colonisés, prochainement inclus sous l’éventail géopolitique de Sud global, une coalition hétérogène antioccidentale cherchant à disperser l’ordre international et à le soustraire au monopole incontestable de l’Ouest. S’accrochant au concept du politiquement correct, la notion du « cancel culture » allait découvrir que l’histoire pouvait être réécrite, l’art redéfini, la philosophie boycottée, la vérité réinterprétée et l’esprit manipulé.

L’orthodoxie consacrée de la culture, héritée de la tradition judéo-chrétienne modulée par la philosophie grecque et dont les fondations sont à la base de l’essor du monde occidental, n’avait pas subi une telle déroute depuis le double avènement de la Réformation et de la Renaissance. Parallèlement, l’ascendant imaginaire de l’islam avait déjà pris en charge la mentalité fragile de toute une nouvelle révolution spirituelle. La conscience révolutionnaire, qui avait abouti à la Révolution française puis à la révolution bolchévique sous l’impulsion du marxisme, s’accrocha de ses griffes au voile du temple et déchira la tradition socioreligieuse issue du christianisme pour dévoiler une nouvelle dimension allusive. Le dénouement final était le rejet d’une société unifiée par le pouvoir spirituel du christianisme, déjà perturbé par des divisions déviationnistes et une dissidence acquise au berceau, alors que le déferlement imprévisible de l’islam causait une défiguration de son message par le rejet de ses attributs. Cependant, malgré les erreurs du passé, le droit divin accaparé par l’Église et ses consorts royaux avait quand même abouti, à la suite de plusieurs siècles lourds de belligérance sanguinaire dont les plaies étaient loin encore de vouloir cicatriser, à une formule satisfaisante, distribuant la justice et l’individualité avec une profusion presque sacerdotale.

La démocratie était née à Athènes durant le siècle de Démosthène. Une période excessive de torpeur s’ensuivit. Les empires, contrôlés par les élites de la noblesse, étaient encadrés par les hiérarchies célestes. L’endossement de la « Magna Carta », à la suite d’une période agitée de la Couronne anglaise, réveille la mémoire des droits humains. « L’âge de la liberté » en Suède ne fut qu’un bref, mais utile intervalle. Les préceptes du Christ, « Donner à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », devaient attendre plus qu’un millénaire pour être finalement compris. La notion du libre-arbitre, la valeur de l’individu, l’amour du prochain, la justice sociale avaient besoin d’une longue période d’incantation et de maturation, avant d’être finalement intégrés dans le stratum moral de la conscience. Les siècles passés n’étaient qu’une longue période de fusionnement de notions spirituelles révélées à l’humanité, mais dont l’exécution avait été limitée dans le temps et l’espace, et souvent modifiée ou rejetée. La démocratie n’a donc connu sa véritable expansion qu’après la codification de la Constitution des États-Unis en 1787, suivie presque immédiatement par la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », adoptée par la Révolution française. La violence était alors comprise comme une catharsis morale, une manœuvre d’épuration des erreurs du passé. La guerre civile, le règne de la Terreur, croirait-on, portaient en eux les ingrédients du salut.

Le voyage d’Alexis de Tocqueville en Amérique avait pour but d’étudier cette forme de gouvernement nouvellement adoptée, où le pouvoir est investi de l’autorité du peuple. La démocratie n’est en fait que l’expression des passions de l’égalitarisme enfouie dans la pensée humaine. Un système de freins et de contrepoids devrait maintenir un équilibre juridique et empêcher la chute des valeurs intrinsèques et fondamentales, mais aussi enrayait les risques du despotisme populaire. Devant la nécessité de respecter la liberté intellectuelle, sans laquelle nulle autorité ne peut se vanter d’être une démocratie dont la protection dans un univers multipolaire nécessite une vigilance perpétuelle, une grande faille restera ouverte dans le rempart légal et civil ainsi construit, dont la porosité restera accessible à des doctrines manipulées par des prédateurs cryptiques, sortis des catacombes d’idées défuntes.

Le dessein expansionniste des grands empires ouvrait la voie à la politique de l’occupation. Le colonialisme, accusé d’être le garant des refoulements des passions et la prison des aspirations nationalistes, allait s’achever en déroute à la suite d’insurrections civiles ou des guerres d’indépendance devant l’affaiblissement des grandes puissances épuisées par deux grandes guerres. Pour empêcher l’éclosion des révoltes constructives, on a pu voir s’établir des dictatures ou des régimes théocratiques défavorables à l’évolution intellectuelle des peuples. Les racines du mal implantées par la dissémination d’une semence lourde d’une animosité rancunière avaient cherché à trouver l’absolution dans des idéologies allogènes ou une spiritualité déroutante. La globalisation, considérée comme « la fin de l’histoire », mais en fait une culbute inverse dans le temps, ouvrait la voie vers le colonialisme à rebours. On allait voir une infiltration économique et sociale des pays à base démocratique, avides d’une main-d’œuvre avantageuse pour maintenir une économie compétitive, mais aussi provoquant une dénaturation des valeurs traditionnelles jusque-là formant le fondement structurel des nations. Le mouvement migratoire adoptait la même attitude perverse dont le colonialisme avait été accusé. Rejetant les traditions et valeurs du pays-refuge, l’immigrant avait préféré une translocation de sa propre culture alourdie de ses préjudices, sans aucune considération pour une intégration non seulement souhaitée, mais surtout nécessaire. Ce mouvement migratoire s’accompagnait d’un appétit vers une colonisation ethno-religieuse, dénaturant les perturbations sociales inhérentes de toute agglomération en état d’évolution et de changement. Le multiculturalisme, dominé par la plaidoirie salafiste et la rhétorique chiite, créait un noyau autour duquel venaient se greffer des lamentations didactiques, religieuses ou idéologiques, sociales ou légales. Le champ de bataille, accentué à l’infini par les moyens de communication modernes et les réseaux sociaux, débordait au-delà des valeurs morales jusque-là admises et respectées. Le colonialisme « blanc », culturel ou conquérant, était mis au banc des accusés.

Une convergence des revendications hostiles à l’égard de traditions didactiques établies pontifiées par la religion « woke », aux rancunes accumulées durant des décennies de colonisation, allait donner à l’islamisme l’opportunité de s’infiltrer dans l’insurrection pédagogique en cours. Cette idéologie démesurée, dérivée de l’islam conformiste, n’allait pas tarder à inclure une variation de ses doléances à la thématique philosophique du « wokisme ». Devant un système de concepts réinventés cherchant, d’une part, à délégitimer les croyances établies ou à discréditer une assise pédagogique irrécusable et, d’autre part, à instrumentaliser la culture de victimisation en s’insurgeant contre la mémoire d’un colonialisme accusé d’être prétendument abusif et envahissant ou à déconstruire une culture pérenne, une perméabilité de pensée s’est vu s’établir entre les activités sociales rebelles des deux tendances, normalement incompatibles, mais dont la seule affinité est caractérisée par l’adhésion à un totalitarisme dénué de compassion et décidé à démanteler l’ordre établi. L’extrême droite islamiste surfant sur la vague wokiste, normalement gauchiste et progressiste, inconsciente du risque culturel associé, manœuvrait pour disséminer des concepts politico-religieux dont l’essence était façonnée sur des plateformes aux ressources intégristes, aidées par une contribution financière généreuse et des investissements abondants dont l’intention serait d’accélérer l’intégration des concepts islamistes dans le monde occidental, dont le but essentiel aurait été d’amadouer une conscience outrée par la brutalité et la barbarie des mœurs, mises en relief par la catastrophe du 11-Septembre. Devant ce qu’il conçoivent comme une mentalité occidentale permissive, les islamistes ne cachent pas leurs intentions : suite à la faillite du jihadisme fasciste à pouvoir s’imposer dans une société libérale et hostile à une acclimatation allochtone et suite à la déroute militaire du califat de Daech, l’effort contestataire s’est attaqué directement aux valeurs de la modernité et du sécularisme, s’éloignant de l’idée de la construction islamiste à vouloir implanter un État dans une société occidentale, mais adoptant une nouvelle stratégie dont l’impact ultime est la fragmentation de la société selon une démarcation identitaire. Et d’ajouter, selon Diab Abou Jahjah, un activiste belge né au Liban : « Quand l’exceptionnalisme, et non l’universalisme, devient la pierre angulaire du citoyen, qui aura le courage de défier l’appel d’établir des tribunaux séparés et même des lois distinctes ? »

Aucun ne doute que le conflit israélo-palestinien, venu se greffer sur le déséquilibre culturel enraciné déjà sur les deux rives d’une ligne de démarcation, a pris une tournure ombrageuse. L’urgence d’une solution équitable et définitive ne peut être suffisamment soulignée. L’action brutale du 7 octobre était porteuse d’une secousse sismique nécessaire à tous les niveaux, mais dont l’effet allait être endigué pour la simple raison qu’elle avait ignoré de calculer l’heure de « l’orage parfait ». L’outrage populaire massif ne sera qu’une fièvre transitoire, compatible avec les mouvements sociaux en vogue.

Au contraire, malgré des discours tonitruants et déceptifs, plusieurs facteurs allaient jouer un rôle décisif dans un processus d’atténuation de l’impact initial. La division intestine du conglomérat palestinien avait déjà affaibli son potentiel politique. Les pays arabes du golfe Persique, déjà fatigués par une cause difficile à résoudre et pénible à contrôler, avaient pris un détour politique conciliant, plus concernés par leur bien-être et leur expansion économique que la politique levantine. L’empreinte islamiste de Hamas et le patronage iranien rendaient tout support réticent et ambigu, d’autant plus que l’Iran était considéré comme une menace, accusé d’avoir couvert la cause palestinienne de son ombrage juste pour s’inféoder les capitales arabes, un geste considéré offensif pour ces mêmes pays, mettant en relief leur impuissance et insultant leur amour-propre. Un Israël profondément blessé dans son orgueil et sa sécurité ne pouvait accepter une soumission indigne et déshonorante mettant en risque son existence. Par ailleurs, les États-Unis, préoccupés par la Chine et la guerre en Ukraine, voulaient éviter à tout prix un autre conflit imprévisible dans un Moyen-Orient déjà compliqué, pendant qu’un accord nucléaire avec l’Iran se bricolait dans les coulisses. La réponse militaire américaine immédiate était la plus éloquente des déclarations.

Rien ne pouvait présager une bonne conclusion à cette journée du 7 octobre. En dernière analyse, tout dépend du dénouement militaire final, et de la conviction occidentale qu’il est minuit passé pour retarder encore plus le moment de la paix. Le support populaire au profit des Palestiniens dans les pays occidentaux, ressenti dans la rue arabe comme une victoire en faveur de la cause palestinienne, non pas tant par des gains militaires, mais suite à la ténacité populaire devant une agression disproportionnée et brutale, et surtout devant l’incapacité initiale d’Israël d’achever une percée majeure signalant un tournant dans l’action militaire, n’est en fait que la convergence temporaire de deux idéologies mal échafaudées qui éventuellement se trouveront dans une trajectoire de collision inévitable.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Les mésaventures américaines fécondées par la tragédie du 11-Septembre avaient dérapé dans l’indécision stratégique et l’inconsistance politique. La Russie, accablée par la fièvre de la nostalgie, cherchait à récupérer son ancienne hégémonie. La Chine, après avoir découvert les avantages du capitalisme, s’infiltrait dans les défilés géopolitiques inexplorés. Une...

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