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Culture - Entretien

Nabil Abou Dargham, alias Triste Poète

Il signe son nouveau recueil de poésie en français « Avant de fermer les portes » (Arab Scientific Publishers) le vendredi 8 décembre chez Bokja*, Saifi Village, à 16h30, dans le centre-ville de Beyrouth.

Nabil Abou Dargham, alias Triste Poète

Nabil Abou Dargham taquine la muse en français. Photo DR

Pourquoi prenez-vous le pseudonyme de « Triste Poète » ?

Je pense que dans le cas de beaucoup de personnes la tristesse est une nature même si elles savent comment se masquer dans leur vie professionnelle et quotidienne. Ça demande aussi beaucoup d’élégance du cœur pour ne pas mêler les autres aux puits de l’angoisse. Et puis comment ne pas être triste quand l’agression humaine envahit l’enfance dans le monde entier comme un pain quotidien ? Que reste-t-il pour l’avenir ? Le soleil de l’humanité a déjà vieilli. L’humanité, malgré ses achèvements scientifiques, a manqué les occasions d’établir la sécurité et la paix internationale dans toutes ses dimensions politiques, économiques et sociales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et maintenant l’essor de la violence est partout. Vous voyez par exemple chaque jour une centaine d’enfants de notre région se déplacer vers le firmament. Au lieu de se déplacer vers un futur lumineux. C’est une honte et c’est « une douleur d’univers » dont les blessures ne seront jamais guéries. J’en suis sûr. Les complications politiques et militaires se multiplieront à l’avenir et nul ne saura protéger les futures générations des supplices de la guerre.

Ce recueil comprend des poésies écrites entre 1983 et 2023. D’abord, expliquez-nous le titre. Tout en  jetant un regard sur vos débuts et sur la poésie que vous écrivez aujourd’hui, peut-on parler d’une unité ou d’un éloignement volontaire ?

C’est un recueil qui groupe deux livres et qui prend le titre du dernier : Avant de fermer les portes. C’est parce que je crois que ce sera le dernier à être publié en français. Je continuerai à écrire mais ce sera des inédits que ma nièce Mira el-Khalil (artiste peintre et marchande d’art) publiera l'un de ces jours. C’est une manière de parler avant de partir. 

Mon premier poème de 1983, Sur les quais, est venu quand la guerre civile a atteint la montagne libanaise d’où je suis originaire. Je l’ai envoyé plus tard à Kofi Annan, secrétaire général des Nations unies, qui m’a répondu avec une lettre très gentille montrant son engagement pour la paix au Liban. Mais durant mes 30 ans d’années de services aux Nations unies, je n’ai jamais publié mes poèmes dans le cadre d'un recueil. En 2021, j’ai publié à mon compte  La femme, le soldat et l’oiseau tandis que ce recueil est publié par Nashiroun (Arab Scientific Publishers)  en français, une première dans l’histoire de cette maison fondée en 1987. Tout le recueil est une sélection de mes écrits entre 1983 et 2023. Il est suivi de Cahiers d’un soldat qui renferme ce qui ressemble à des confessions sur ma relation avec mon pays ainsi qu’avec mon père qui est aussi le père des commandos libanais. Par contre, je publiais de temps en temps des textes poétiques dans la rubrique culturelle de L’Orient-Le Jour, que ce soit au temps des cheffes du service culturel Marie-Thérèse Arbid ou Maria Chakhtoura, ou encore récemment.

Portrait de Nabil Abou Dargham par la peintre Cici Sursock. DR

La poésie est elle un refuge ? Un mode d’expression ? Un exutoire ?

À l’heure où les chemins se bloquent pour une raison ou pour une autre, la fuite se dirige vers l’encre et le papier, la peinture, la musique, etc., et c'est le cas de beaucoup de personnes. Les nerveux peut-être qui sont, comme le dit Marcel Proust, « le sel de la terre ». Mais il existe d’autres fuites dans le drame de l’existence humaine que j’évite de mentionner. Ça m’angoisse. Un monde d’expression ? Oui, peut-être, mais qui n’a pas pu changer le monde à un tel point qu'il n’y a plus d’exutoire. La grande vocation de la littérature pour nous est de la voir réussir à changer le monde. Ce qui ne s’est pas produit.

Quels thèmes importants à vos yeux sont abordés dans votre poésie ?

La guerre, bien sûr. J’avais 12 ans lors du déclenchement de la guerre civile libanaise le 13 avril 1975. Ensuite, ma jeunesse s'est déroulée durant la guerre, ainsi que ma maturité (si j’ose utiliser le mot maturité). Et maintenant, au seuil de ma vieillesse, je vis dans un pays et dans une région entourés de guerres. Je suis un enfant de la guerre. Il y a aussi l’enfance qui s’est brisée à la porte du triste Orient arabe. J’ai vécu une enfance dorée durant les années 1960 et 1970 qui me hante toujours et qui ne cesse de grandir en moi comme un secret. Il y a les amours détruits, la montagne libanaise et il y a surtout le soldat que je rencontre toujours à tous les coins de ma vie. Le premier commando de l’armée libanaise (mon père) avec lequel j’ai vécu pendant 40 ans. Il m'a donné la genèse de mon amour pour le Liban. De mon adoration même. Et il m'a donné la recette pour résister mais je pense que j’ai bien échoué devant sa personnalité « rocheuse » qui ignorait le mot « impossible ».

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Pouvez-vous nous raconter un moment marquant dans votre cheminement de poète ?

La chose la plus poignante dans le destin d’une personne est quand on devient amateur de poésie (pour ne pas dire poète) malgré soi. Il y a toujours derrière cela une raison majeure. Je pense que le moment le plus marquant pour moi est l’après-midi du 13 avril 1975. C’est le moment où notre vie a basculé. J’ai commencé à voir des choses, des scènes et des personnes auxquelles je devait m’habituer. C’était énormément difficile à accepter. Je me retirais pour me plonger dans ma solitude. Je lisais des romans en arabe et en français et je feuilletais les rapports annuels de mon école,  l'International College (IC), et les photos de l’École universelle libanaise (EUL) où j’ai fait mes premiers pas scolaires à Clemenceau, afin de pouvoir m’accrocher à un passé qui ne revenait plus. J’ai traversé les années de guerre sans comprendre facilement ce qui se passait. Nous étions déjà dans le théâtre de l’absurde qui se poursuit toujours. Mais c’était un parcours que j’acceptais tant que les êtres chers étaient encore là, jusqu’au jour où j’ai perdu mon père. C’était beaucoup plus dur que lorsque j’ai perdu ma mère qui avait 59 ans. C’était lui qui a contenu nos émotions, ma sœur et moi. Mais le jour de son départ, c’était nettement différent. C’était la mort du gardien de mon petit jardin. Tout est lisible dans le recueil.

Un ou une poète qui vous inspire particulièrement ?

Plusieurs. Baudelaire, au XIXe siècle. Ensuite Paul Valéry, Paul Éluard, Saint-John Perse, Jean Tardieu, Federico Garcia Lorca, François Cheng et beaucoup d’autres. De notre côté, Georges Chéhadé, Nadia Tuéni et Fouad Gabriel Naffah. Il y aussi beaucoup de poètes arabes. Récemment, j’ai découvert les poèmes en arabe de Rachid el-Daif que je connaissais comme grand romancier.

Votre citation préférée ?

« Le silence et le bruit sont de même nature. » C’est ma propre conviction qui inaugure mon recueil.

* Les bénéfices du recueil iront au profit de l'ONG Ahla Fawda pour son projet de soutien aux enfants victimes d'agressions. 

Bio express
Nabil Abou Dargham est un ancien fonctionnaire international. Il a dirigé le Centre d’information des Nations Unies à Beyrouth (UNIC) durant des circonstances délicates qui ont vu la libération des otages occidentaux durant la fin des années 80 sous une médiation de l’organisation internationale avant d’être muté à la Commission économique et sociale de l’Asie occidentale (Escwa). Il est diplômé de la Fletcher School of Law and Diplomacy, Tufts University, et est le fils du fondateur des commandos libanais/ancien chef d’état-major, le général Mahmoud Tay Abou Dargham. En octobre 2018, il a été candidat à un poste ministériel qu’il n’a pas obtenu.
Pourquoi prenez-vous le pseudonyme de « Triste Poète » ?Je pense que dans le cas de beaucoup de personnes la tristesse est une nature même si elles savent comment se masquer dans leur vie professionnelle et quotidienne. Ça demande aussi beaucoup d’élégance du cœur pour ne pas mêler les autres aux puits de l’angoisse. Et puis comment ne pas être triste quand l’agression humaine...

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