
Manifestation de déposants, mercredi 6 décembre 2023, dans le quartier de Hamra à Beyrouth. Photo ANI
Alors qu’il est possible que le processus de restructuration du secteur bancaire soit enclenché en 2024, 11 des 12 membres du conseil d’administration de l’Association des banques du Liban (ABL) ont décidé de saisir la justice administrative contre l’État libanais pour tenter indirectement de récupérer leurs dépôts à la Banque du Liban (BDL).
Les directions de Bank Audi, Bank of Beirut, Bank of Beirut and the Arab Countries (BBAC), Bankmed, Banque libano-française (BLF), BLOM Bank, Byblos Bank, Crédit Libanais, Fransabank, Lebanese Swiss Bank et la Société générale de banque au Liban (SGBL) ont adressé, le 4 décembre, une « liaison de contentieux » au ministère des Finances. Seule la Fenicia Bank, une enseigne de taille modeste par rapport aux autres qui faisaient partie des plus importantes du pays avant la crise, ne s’est pas jointe à la procédure. Mais elle pourrait le faire dans un avenir proche, selon un cadre d’une des banques membres de l’ABL souhaitant rester anonyme.
La liaison de contentieux est une forme de mise en demeure en droit administratif libanais, une requête que toute personne ou entité qui souhaite lancer un recours contre l’administration doit adresser au préalable pour que sa démarche soit jugée recevable par la juridiction administrative qu’elle sollicite. En l’occurrence, le Conseil d’État en ce qui concerne ce dossier.
La liaison de contentieux formulée par les 11 banques met en demeure l’État de verser à la Banque du Liban près de 68 milliards de dollars dans les deux mois. Si l’État ne s’exécute pas, les banques engagées dans cette procédure pourront lancer un recours de plein contentieux pour tenter d’obtenir gain de cause à partir du 5 février prochain.
Deux requêtes
Ce total se décompose en deux requêtes :
• Une première demande à l’État de rembourser 16,5 milliards de dollars qu’elle a empruntés à la BDL de 2007 à aujourd’hui.
• Une seconde qui lui enjoint de combler un déficit de 51,3 milliards de dollars enregistré sur le bilan de la BDL à fin 2020, selon les résultats de l’audit effectué par les cabinets internationaux, mandatés par le gouvernement de Hassane Diab en 2020 (notamment Oliver Wyman et Alvarez & Marsal) et qui ont rendu leurs rapports définitifs l’été dernier.
L’idée derrière cette procédure est d’obliger l’État à combler le déficit du bilan de la banque centrale, qui doit actuellement aux banques libanaises la bagatelle de plus de 83 milliards de dollars. Ce montant correspond au total des dépôts qu’elles avaient effectués au fil des années auprès de la BDL et que cette dernière n’est pas en mesure de leur rembourser. Il s’agit en somme d’une action oblique : les banques agissent parce que la BDL n’a pas agi pour faire prévaloir ses propres droits.
Les réserves en devises de la BDL atteignent en effet moins de 10 milliards de dollars, si on exclut les 5 milliards de dollars d’eurobonds qu’elle détient et qui valent moins d’un dixième de leur valeur, et les quelque 18 milliards de dollars en or dont elle ne peut pas disposer. Ses actifs ne suffisent pas a priori pour combler la différence.
Dans leur argumentaire, les 11 banques engagées dans cette procédure ont justifié leur qualité à former ce recours en tant que créanciers de la BDL, citant l’article 276 du Code libanais des contrats et des obligations. Elles invoquent également l’article 85 du Code de la monnaie et du crédit fixant les modalités auxquelles la BDL peut prêter à l’État.
Contexte de crise
Le déficit de la BDL est l’une des principales causes de la crise financière dans laquelle le pays et son secteur bancaire sont plongés depuis la fin de l’été 2019. Le Fonds monétaire international (FMI), que le Liban a sollicité pour tenter de souscrire à un programme d’assistance financière en contrepartie de la mise en place de réformes, exige que ce déficit soit résolu, même si cela implique de pousser les banques et certains déposants à renoncer à une partie de leurs créances.
Les banques libanaises empêchent, elles, leurs clients d’accéder librement à leurs dépôts depuis le début de la crise, faute de liquidités suffisantes. Elles le font sans y être habilitées par le Parlement, qui aurait en principe dû les obliger à se déclarer en faillite comme le prévoit la loi libanaise. Plusieurs d’entre elles ont été attaquées par des déposants avec plus ou moins de succès, que ce soit devant des tribunaux libanais ou étrangers.
L’Agence nationale d’information (ANI, officielle) rapporte que plusieurs déposants en colère ont manifesté mercredi devant le siège de la BDL, à Beyrouth, à l’appel de l’une des associations qui se sont formées depuis le début de la crise pour tenter de faire pression sur les banques soit via ce type d’action, soit en saisissant la justice. Dans un communiqué publié en marge de la manifestation, l’Union des déposants a qualifié le recours formé par les banques de « poudre aux yeux », a accusé une nouvelle fois l’État d’avoir contribué à voler les déposants et fustigé l’inaction de la BDL, qui est dirigée depuis fin juillet par un gouverneur par intérim, Wassim Manssouri. Celui-ci a remplacé Riad Salamé, gouverneur de plein droit depuis 1993 et qui a quitté son poste avec plusieurs enquêtes sur le dos.
Nombre de ces enquêtes considèrent que l’État et la BDL sont totalement responsables de la crise : le premier en accumulant les déficits pendant des années, la seconde en adoptant une politique monétaire coûteuse et en dissimulant ses pertes. Mais de nombreuses voix au Liban estiment que ces mêmes banques ont agi en connaissance de cause. D’une part, en investissant dans une dette libanaise aux rendements de plus en plus élevés au fur et à mesure que la situation du pays se dégradait. D’autre part, en participant aux ingénieries financières lancées par la BDL au milieu des années 2010. Ces opérations complexes d’échanges de titres de dette ont considérablement alourdi le bilan de la BDL pour permettre au système de gagner du temps et d’assurer des bénéfices instantanés à certaines banques.
La restructuration du secteur, exigée par le FMI, pourrait démarrer en 2024, même si rien n’est encore gravé dans le marbre. Le vice-président du Conseil des ministres, Saadé Chami, a déposé un projet de loi organisant ce processus devant le gouvernement le 10 novembre dernier, et au moins deux sources bancaires ont confirmé à L’Orient-Le Jour que la BDL serait bien en discussion avec les banques pour les préparer à publier leurs prochains bilans financiers en tenant compte d’un taux de change de 90 000 livres libanaises pour un dollar, proche du marché, en lieu et place du taux officiel de 15 000 LL pour un dollar. Une mesure qui risque de déséquilibrer un peu plus les comptes de plusieurs enseignes.
Pourquoi ne l’ont ils pas encore fait?
10 h 57, le 21 février 2024