La dernière pièce du puzzle vient d’être posée : après la publication en début de semaine de deux rapports d’audit de la Banque du Liban, effectués par KPMG et Oliver Wyman, c’est celui du cabinet Alvarez & Marsal (A&M) qui a fuité hier dans la presse. Ce rapport « préliminaire » de 332 pages, daté du 7 août et mis à la disposition des ministres, se penche sur les comptes de la BDL entre le 1er janvier 2015 et le 31 décembre 2020.
Contrairement aux deux audits de KPMG et d’Oliver Wyman, traitant respectivement du volet comptable et de la vérification de la conformité des pratiques comptables de la BDL par rapport à celles des banques centrales internationales, celui d’A&M concerne le volet juricomptable de l’audit de la BDL, censé retracer l’historique des transactions pour détecter d’éventuelles fraudes.
Ces trois audits font partie des demandes faites par une partie de la communauté internationale afin d’attribuer une aide au Liban. Bien que celui d’A&M ne soit pas demandé par le Fonds monétaire international, auprès de qui le Liban tente d’obtenir 3 milliards de dollars depuis avril 2022, il est réclamé de longue date par une bonne partie de la classe politique libanaise qui rejette la crise économique actuelle sur l’ancien gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, dont le mandat s’est achevé le 31 juillet dernier, après trois décennies à ce poste.
Si les deux premiers audits épinglaient déjà la Banque centrale en relevant plusieurs anomalies comptables, celui d’A&M est de loin le plus cinglant.
Douze catégories
Le rapport porte sur 12 catégories : les bilans de la BDL ; ses réserves en devises ; ses ingénieries financières ; ses positions financières ; sa transparence dans la déclaration des informations concernant son bilan ; son bilan avec les banques commerciales et les institutions financières ; ses dépenses opérationnelles ; les rémunérations des salariés ; son cadre légal ; son pouvoir de contrôle non exercé ; ses opérations ; et sa transparence de façon générale. En voici les principales conclusions.
Falsification des bilans
Dès le début, les auteurs du rapport n’y vont pas par quatre chemins. Ils notent ainsi que la position des réserves de change de la BDL s’est rapidement détériorée au cours de la période 2015-2020. Si la BDL présentait un excédent en devises étrangères de 7,2 milliards de dollars à la fin de 2015, elle affichait fin 2020 un déficit de 50,7 milliards de dollars. Excluant les actifs détenus en monnaie étrangère, dont les eurobonds, ce solde négatif s’élève à 70,9 milliards de dollars fin 2020, ce qui représente 230 % du PIB du Liban (soit 31,2 milliards de dollars en 2020).
Cette situation a aussi engendré la détérioration de la situation financière de la Banque du Liban, ce qu’elle n’a en revanche pas indiqué dans ses bilans annuels, préparés en adoptant des normes comptables non conventionnelles pour masquer ces résultats et afficher des résultats positifs. Ces pratiques ont permis à la banque centrale de surévaluer ses actifs, ses capitaux propres et ses profits, tout en sous-évaluant certaines pertes. Cela lui a permis de « gonfler » son bilan tout au long des années, « tant à l’actif qu’au passif », et de clore l’année « avec des montants choisis par le gouverneur, sans qu’il n’y ait aucune explication », précisent les auditeurs.
La « surestimation des bénéfices de la BDL » lui a permis d’éviter la mise en place d’un plan de sauvetage impliquant un renflouement de ses caisses par le ministère des Finances, ainsi que de continuer à distribuer les 40 millions de dollars prévus sur le compte du ministère, alors que les pertes réelles s’élevaient à plusieurs milliards de dollars au cours de la période analysée. Une réévaluation des bilans financiers de la BDL, réalisée par l’équipe d’A&M, fait ainsi ressortir un déficit dans les capitaux de 51,3 milliards de dollars en 2020.
Les ingénieries financières
Selon cette même équipe, cette dégradation de la situation financière s’explique aussi par « l’augmentation du coût des ingénieries financières » mises en œuvre à partir de 2015, qui a « été masquée dans les bilans » en étant comptabilisée sous un compte libellé « charges d’intérêt différées et coût des certificats de dépôt », connu en interne sous la dénomination de « pool », c’est-à-dire « la cagnotte ». Le coût total des ingénieries financières est estimé à 115 mille milliards de livres fin 2020, selon A&M.
Selon les documents, les auteurs du rapport soulignent que les décisions liées à ces ingénieries n’ont été approuvées que de façon vague par les membres du conseil central de la BDL. Pour eux, le gouverneur disposait alors d’un pouvoir discrétionnaire sans aucune surveillance pour déterminer les différents termes de ces opérations (montants, taux d’intérêt et bénéficiaires). Une situation qui les pousse à indiquer que le conseil central – composé du gouverneur, des quatre vice-gouverneurs et des deux directeurs généraux des ministères des Finances, et de l’Économie et du Commerce – a joué un rôle bien « en deçà des normes minimales de bonne gouvernance retrouvées » au sein des banques centrales internationales.
Forry et transferts douteux
En ce qui concerne l’affaire Forry Associates Ltd, portant sur 333 millions de dollars et dans laquelle Riad Salamé et son frère Raja sont poursuivis par les autorités judiciaires libanaises et internationales pour « enrichissement illicite, faux et usage de faux », A&M souligne qu’il existe des preuves concernant le paiement de « commissions illégitimes » au cours de cette période pour un montant total de plus de 111 millions de dollars. Si les auditeurs ne sont pas en mesure de déterminer l’identité des bénéficiaires finaux de ces transferts, ils précisent que ces sommes ont été déposées auprès de sept banques lors de 27 paiements : Banque Misr Liban (47 millions de dollars), IBL Bank (20,5 millions), BLC Bank (13,4 millions), AM Bank (7,4 millions), Bank Audi (5,4 millions), Fransabank (5,4 millions) et HSBC Private Bank (Suisse, 12,1 millions).
En plus, une analyse préliminaire des comptes détenus à la BDL au nom de Riad Salamé a permis à A&M d’identifier 75 millions de dollars transférés pendant cette période dans des comptes détenus dans 23 banques réparties en Suisse, en Allemagne, au Luxembourg, au Royaume-Uni, au Liban, aux États-Unis et en France. « Une enquête plus approfondie » reste toutefois nécessaire pour confirmer l’objectif de ces transferts et l’identité des bénéficiaires finaux, note le cabinet.
La gouvernance
S’agissant de la gouvernance au sein de la banque centrale, A&M juge que la concentration du pouvoir exercé par le gouverneur « va au-delà de ce qui est raisonnable au sein des banques centrales », alors que le contrôle qui doit être effectué sur ce type d’autorité était « insuffisant ». Ainsi, il estime que le conseil central « a été largement inefficace en tant qu’organe de direction », ce dernier n’ayant pas remis en cause les prises de décision du gouverneur. Ce dernier « monopolisait les discussions et les décisions », soulignent les auteurs du rapport. Enfin, ils notent que le commissaire du gouvernement à la banque centrale, chargé d’informer le ministère des Finances et le conseil central de son rôle de supervision, n’a effectué aucun « contrôle efficace ».
Pourquoi la préparation de ce rapport a-t-elle pris autant de temps ?
En introduction de son rapport, A&M souligne à plusieurs reprises que sa préparation a été retardée par le manque de coopération de la BDL et le fait que certaines données ne lui ont pas été transmises du fait de la loi sur le secret bancaire. Parmi ces défis, le cabinet mentionne notamment le fait de ne pas avoir été « autorisé à accéder au site de la Banque du Liban ni à mener des entretiens avec le personnel ou la direction ». Il souligne également que malgré les « nombreuses demandes d’information et questions écrites (envoyées) aux employés de la BDL », nombre d’entre elles sont restées sans réponse.
Dans les faits, A&M avait signé en septembre 2020 un contrat avec le Liban pour la réalisation de cet audit juricomptable, suite à quoi le cabinet avait demandé, le 20 octobre 2020, les données nécessaires pour l’exécution de cet exercice. La BDL s’y était alors opposée et le contrat avait été annulé.
Le contrat est cependant renouvelé un an plus tard, lorsque la société est informée que les informations demandées seront mises à sa disposition. En revanche, la BDL refuse qu’A&M vienne sur place pour lui donner un accès direct à ses serveurs afin d’y collecter les données à analyser. L’étude de ces informations s’est finalement faite au ministère des Finances : la BDL a téléchargé ces données sur un serveur, de sorte qu’A&M puisse seulement les lire sans toutefois pouvoir les récupérer, compliquant encore plus le processus.
En parallèle, A&M indique avoir demandé d’interroger 47 employés de la banque centrale. Après avoir réduit cette requête à 9 d’entre eux, comme demandé par la BDL, ces entretiens ont finalement tous été refusés par la Banque du Liban. Celle-ci a ensuite sommé le cabinet d’envoyer ses questions par écrit. Ce n’est que le 13 février 2023 que l’équipe d’A&M a reçu les réponses de la part de 14 membres.
Quels en étaient les objectifs ?
Comme explicité dans son rapport, l’audit juricomptable du cabinet A&M a notamment servi à :
• Valider que les fonds relatifs aux transactions financières qui ont eu lieu au niveau de la BDL ou par l’intermédiaire de comptes à la BDL au cours de cette période ont été utilisés aux fins prévues ;
• Examiner si les prix ou les valeurs des transactions financières ont été indûment gonflés, faussement justifiés ;
• Examiner si des paiements ont été effectués à des sociétés fictives ou s’ils ont servi à d’autres fins inappropriées ;
• Analyser tout signal d’alarme pouvant indiquer un détournement de fonds ou une utilisation inappropriée de fonds ;
• Examiner comment les actifs et les passifs du bilan de la BDL se sont accumulés et ont évolué au fil du temps, et comment se composent les réserves et les engagements de la BDL ;
• Examiner les conditions concernant l’émission d’obligations et de bons du Trésor ainsi que la souscription de la BDL à ces titres ;
• Examiner les opérations d’ingénierie financière réalisées par la BDL au cours des 5 dernières années ;
• Analyser les mouvements des dépôts des banques commerciales, en particulier pendant la période des opérations d’ingénierie financière ;
• Analyser la façon dont les dépôts et les prêts des institutions financières à la BDL ont été déclarés.
La version PDF de l'audit juricomptable des comptes de la BDL, par le cabinet Alvarez & Marsal, qui a fuité dans la presse.
commentaires (20)
Vous mentionnez dans votre article que cet audit " est réclamé de longue date par une bonne partie de la classe politique libanaise " Vous ne pensez pas que vous devez être plus explicites en nommant ceux qui ont réclamé cet audit envers et contre la majeure partie de la classe politique libanaise et des médias qui la soutiennent
Henoud Wassim
17 h 00, le 14 août 2023