C’est en 2001 que l'on entend parler pour la première fois de Phoebe Philo. La créatrice britannique née en France, qui grandit à Montmartre, diplômée de Central Saint Martins, était la première assistante de Stella McCartney, sa collègue, à la direction artistique de Chloé. Quand celle-ci s'en va pour fonder sa propre marque, Phoebe Philo la remplace jusqu’en 2006, année où elle se retire pour se consacrer à sa famille. En 2008, elle est désignée à la direction de la création de Celine, encore une marque française que LVMH s’attèle à dépoussiérer. Ce qu’elle apporte à ce label bourgeois, catégorisé luxe « old money », fondé sur une entreprise de chaussures haut de gamme pour enfants de la fin des années 1940, est une véritable révolution. Balayés les mocassins à talons, les foulards et cravates de soie imprimés de fleurs et de « C » entrelacés, motif emprunté aux chaînes de l’arc de Triomphe par la fondatrice Céline Vipiana en 1973. Celine ne veut plus être la référence des dames du 16e arrondissement parisien, manteau en loden, fichu précieux et tailleur. Le label veut répondre aux attentes d’une nouvelle clientèle qui ne s’y retrouve pas.
Sobriété de la palette, luxe des textures
La mode, autour, est certes à l’outrance en cette première décennie du XXIe siècle mal partie avec la tragédie du 11 septembre 2001. Une rage de vivre dans l’instant s’exprime en exagérations barbares. Du clinquant au porno chic, on s’habille en pied de nez à la morosité. On ne sort plus « en boîte ». On préfère les raves en plein air, les DJ planants, les transports en commun. Phoebe Philo entend et observe. Elle sait que tout cela fatigue à la longue. Elle anticipe. Tandis que les John Galliano et les Dolce&Gabbana multiplient les effets baroques, elle est la première à lancer sous le label Celine un vestiaire minimaliste qui marque durablement les esprits. À la sobriété de la palette répond le luxe des tissus et des cuirs, matière à laquelle Phoebe Philo n’est pas prête à renoncer, même si, dans la foulée de la végane Stella McCartney, elle bannit la fourrure. La sobriété de l’allure est secouée par une fluidité propice au mouvement qui recrée les formes, instille une liberté toute nouvelle, sans doute héritée du passage chez Chloé pour qui ces critères sont des impératifs. Adoubée officier de l’ordre de l’Empire britannique, Phoebe Philo quitte son poste en 2017, remplacée par Hedi Slimane. Les exigences de cette industrie constamment en surchauffe sont destructrices. Maman de trois enfants, la créatrice veut les voir grandir. Elle annonce son désir de fonder sa propre maison. Ce sera chose faite en 2021, avec une petite participation de LVMH. Mais le Covid-19 retarde le lancement. L’idée est, on le devine, de pouvoir travailler à son propre rythme et développer sans contraintes sa propre identité esthétique. Entre-temps, elle est pressentie pour remplacer Karl Lagerfeld à la direction artistique de Chanel, ou même chez Burberry. Mais elle n’est pas prête à reprendre ce genre de rythme. Elle est libre Phoebe, libre comme Kate Bush, son idole, qui lui inspire en 2014 une collection-clé de l’histoire de la mode contemporaine.
Comme un magazine des années 2010
Le 30 octobre 2023, Phoebe Philo annonçait la sortie de sa première collection éponyme en e-commerce. À peine dévoilée, elle était déjà épuisée. Sur le site phoebephilo.com, un shooting très papier glacé de la décennie 2010 crée l’atmosphère qui entoure ces créations. Un éclairage est braqué sur un mannequin sans maquillage, cheveux tirés, blouson de cuir noir, traits tirés de fin de nuit. Couchée sur une plateforme, une femme d’âge mur, cheveux blonds et courts, torse nu, pantalon rayé, bottes à talons vous lance un regard androgyne. Un jeune mannequin en cheveux émerge de l’ample col droit d’un blouson de cuir zippé, regard de défi. Des fleurs de jacaranda fripées cascadent sur une surface noire réfléchissante, peut-être le coffre d’une voiture. Une femme nue, assise, de dos, fait un grand jeté de la jambe. Une de ces photos cadrées de façon à brouiller les repères anatomiques. La suite : grandes lunettes, regard neutre. Re-blouson dézippé, regard perdu et grand cabas noir à brides fines. Petite vidéo d’un demi-corset or et clous, partie inférieure, vas et vient de jambes athlétiques sur un balancier de parc rouillé. La suite encore : pantalon ample en laine, dézippé jusqu’aux fesses. Silhouette en maillot déformée par l’eau au bord d’une piscine entourée de palmiers. Manteau rose pâle, froufroutant, en fausses plumes. Ventre ridé encadré par deux pièces en lurex doré. Ongles noirs des mains serrant la taille. Et encore : grandes lunettes noires et collier chaîne formé d’une répétition zigzagante des lettres « MUM ». Robe de sirène à paillettes blanc nacré.
Glissements subtils entre les genres
Les éléments de la collection rappellent avec insistance les années Philo chez Celine. Au fond, en ce temps-là, Celine, c’était elle puisqu’il n’y avait plus d’avant. Elle les bords froufroutants de la soie frangée, elle les pantalons larges, les ourlets tombants, les drapés asymétriques, les manches couvrant les doigts. Les poches militaires, les souliers à bouts carrés, tabi sans l’être. Elle les vêtements d’extérieur qui vous structurent et vous donnent une posture. Elle les franges, les rayures tennis au féminin, les contrastes entre matières douces et matières martiales, les hauts vaporeux, les glissements subtils entre les genres. On attend les prochaines collections pour réellement découvrir la Phoebe nouvelle et où mènera son exploration des codes de notre monde.