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Nos Lecteurs ont la Parole

Les « Pink Ladies » de Ras Beyrouth

Flashback : il est 7h du matin. Nous sommes mardi. Nous sommes vendredi. Je repasse soigneusement au fer rouge mon tablier rose. Je me fais jolie pour mes patients. Je me parfume également. L’hôpital américain est à 15 minutes à vol d’oiseau. Je presse le pas. J’emprunte toujours le même chemin. Les gens du quartier savent bien où je vais. Je suis volontaire à l’AUBMC. On nous appelle les « Auxiliary Ladies » ou les « Dames en rose ». Je suis la plus jeune. Je suis pourtant une vieille de la veille. J’ai de qui tenir, ma grand-mère a fait un long chemin dans l’humanitaire. Je suis ravie de retrouver mes compagnes de route. Ce bouquet de dames composé de Touta Lahoud, Nabila Ferezli, Leila Khalaf, Nadia Alameddine, Salma Abbas, Arlette Heikal, Saada Kronfol, Nourane Sabbah... Ces dames-icônes de la cafétéria après plus d’un demi-siècle de bénévolat. Quand on donne et ne compte pas...

Un avant-midi chargé d’émotions m’attend. Voilà, Moustapha a déjà préparé pour moi sur un chariot les journaux et leurs échos. C’est ce que je fais depuis bien longtemps. Je porte mon humeur à bon escient pour arracher le sourire d’un patient. Je sème à tous vents les titres de la une pour récolter une larme qui meurt sur papier et l’embrume. Si l’encre sèche, l’œil ne tarit pas... J’entre chambre par chambre sur les neuf étages d’un hôpital qui sent le propre, pour proposer aux personnes alitées la presse et son actualité. C’était du bon vieux temps où l’hôpital américain offrait gracieusement le journal comme lecture matinale. Certains submergés par leur peine me disent : « Non merci, nous ne voulons rien savoir des maux de cette terre, les nôtres suffisent ! » Certains papivores me demandent d’un air gourmand : « Est-ce que je peux en avoir deux pour meubler mon temps ? En effet, c’est délicieux quand on lit au lit. D’autres sortent leur portefeuille pour me payer. Comme je suis contente de rétorquer : « C’est donné ! ». D’autres encore me disent : « Choukran ya a7la doctora ! ». Je lance un coup d’œil furtif au miroir au-dessus du lavabo en faïence et prend dans mon nouveau rôle un air de circonstance ! Guérisseuse non diplômée. Je « gai ri » les brisures de cœur, je suis votre humble serviteur ! « Tfadaleh, 7abbit 7elou aw chocolat » m’offrent les gens aisés qui logent dans une suite. »

Ce que je n’entends pas lors de mes visites ! Au retour, si j’ai les poches remplies de dragées ce sont des larmes amères versées sur l’oreiller...

Il y a ceux qui me demandent mon prénom. « Je suis Lina-ltérable, voyons ! » D’autres me prient de m’asseoir sur le bord de leur lit et commencent à me raconter l’histoire de leur vie, photos à l’appui. Me voilà en train de « vroomvroomer » comme un avion pour tenter de donner une becquée à un garçon. Je prends la main de cette vieille dame. Ses yeux embués me transpercent le fond de l’âme. J’en ai vu des têtes par la chimio dégarnies, parées d’un sourire pourtant des plus nantis ! Quel serrement au cœur j’éprouve quand j’espère revoir un vieux et que je m’aperçois qu’il a entre-temps volé vers d’autres cieux. C’est glaçant de se rendre compte que les draps se froissent et se muent en nuages. Que le lit se vide au bout du voyage. Que l’humain est réduit à un simple numéro de chambre. À un numéro tout court...

Arrivée au cinquième étage je souffle. C’est l’étage des maternités. Je suis rassérénée de voir ces mamans étreindre leurs bébés qui pointent sous leurs bonnets le bout de leur nez. C’est le cycle de la vie ! Des êtres s’éveillent au monde, d’autres s’éteignent et le quitte, sur la pointe des pieds... Savoir qu’ici-bas l’on est de passage, devrait nous bonifier, nous pétrir d’humilité...

« Chou 3andik jarayed manmozelle ? » Je regarde l’étalage de mon chariot comme si j’allais leur offrir un gâteau. C’est un peu la même chose. C’est une nourriture de l’esprit que je propose : « 3andé el-Orient, en-Nahar, as-Safir, el-Joumhouriyah, el-Liwa’, el-Daily Star… » Une nana me sort d’un ton surenchéri : « Lech ma 3andik el-Paris Match ya chérie ? » « 

Mais mon cœur marque un bond lorsque, comme dans un désir de s’insuffler la vie, on me lance d’un ton affaibli : « 3tinah al-7ayat iza bit ridi ! » »

Inconscient quand tu t’y mets, pour racheter en sursis, quelques heures, quelques jours, quelques années...

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

Flashback : il est 7h du matin. Nous sommes mardi. Nous sommes vendredi. Je repasse soigneusement au fer rouge mon tablier rose. Je me fais jolie pour mes patients. Je me parfume également. L’hôpital américain est à 15 minutes à vol d’oiseau. Je presse le pas. J’emprunte toujours le même chemin. Les gens du quartier savent bien où je vais. Je suis volontaire à...

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