«Ha’olam kulo negdeinu », signifiant « le monde entier est contre nous », était une chanson très populaire en Israël jusqu’à la fin des années 60. Elle était la bande-son des conquêtes du Sinaï et de la Cisjordanie en 1967. Aujourd’hui, Israël ne peut plus se plaindre que « tout le monde est contre nous ». Le consensus occidental général est largement en sa faveur, même si le reste du monde est très divisé à son égard. De plus, son ambition dans cette guerre contre la bande de Gaza, contrôlée par le Hamas, est de se présenter comme le représentant, voire l’incarnation de l’âme du monde, et d’expulser de l’écoumène ceux qui chantent dans leur maquis une autre version – djihadiste – de la même chanson.
À l’époque, la chanson israélienne exprimait en substance que si le monde entier était hostile, « nous n’en avons que faire ; que tous ceux qui s’opposent à nous aillent au diable ». Cette perspective permettait de fusionner trois moments distincts de l’histoire : la période où le peuple juif était plongé dans la déréliction totale face à la machine d’annihilation nazie ; le moment où le sionisme volontariste construisait son projet d’établissement national basé sur un fait colonial d’une violence inouïe envers les autochtones, en consentant que l’antisémitisme est devenu l’âme indépassable du monde dont on ne saurait se prémunir hors de ce spartiate ou macabéen État ; et enfin, la disposition à renvoyer le monde hostile au diable, préambule à une montée de la manichéisation et de la mythologisation biblique du discours, qui sera encore plus marquée depuis la fin des trente années du règne travailliste en 1977, et l’avènement d’une période prolongée jusqu’à aujourd’hui, caractérisée par la prééminence du Likoud et son dévouement à rompre tout lien entre la quête de la paix avec les pays arabes et la résolution de la question palestinienne.
Les héritiers de Jabotinsky et de Begin croient que la paix est envisageable et réalisable sans les Palestiniens, allant jusqu’à estimer qu’il demeure possible de « dissoudre » les Palestiniens en tant que peuple.
À l’heure actuelle, alors que l’agressivité la plus dévastatrice sévit contre la bande de Gaza, il semble que la reprise mélodique du chant « Le monde entier est contre nous » soit plus tentante du côté palestinien que du côté israélien. Les Israéliens peuvent percevoir les exactions commises contre leurs civils comme un pogrome, mais ils ne peuvent prétendre que le monde est encore contre eux.
Étant donné que personne n’a réussi jusqu’à présent à empêcher la punition collective et sanguinaire infligée aux habitants de ce réduit surpeuplé, on peut dire que le monde entier est « effectivement » contre la population palestinienne, même si le même monde est « intentionnellement » divisé plus que jamais entre la narrative israélienne la plus poussée à droite, arrosée par l’islamophobie globale, et la narrative palestinienne, remodelée dans un sens islamiste et pro-iranien, ravivant la thèse de la « destruction d’Israël » au détriment de toute perspective de coexistence pacifique des deux peuples dans un même espace territorial.
Le monde semble plus que jamais au bord d’un choc des civilisations, à condition de pouvoir cyniquement échanger les deux termes, civilisation et barbarie. Tout se passe comme si Israël était plus que jamais déterminé à rompre avec les Lumières humanistes juives de la Haskalah, tandis que les aspirations des pionniers de la Nahda arabe sont plus que jamais bafouées par les islamistes qui ne parviennent pas à nous expliquer comment briser la supériorité technologique de l’ennemi, d’autant plus qu’elle est soutenue par la supériorité technologique de l’impérialisme américain.
Or, face à eux se dressent ceux qui ne parviennent pas à comprendre que le choix le plus servile, lorsqu’une guerre raciale est déclenchée contre les Palestiniens, est de rester neutre ou tiède.
D’une manière déplorable, la maîtrise de soi n’est requise dans ce monde que des exploités, des exclus, des opprimés et des colonisés, de l’internationale des parias. Ils doivent exceller dans l’art du contrôle de soi, sinon les mécanismes de déshumanisation ou de sous-humanisation sont en marche. Ceci est effectivement répréhensible, toutefois, en contrepartie, un discours inverse est encore en vogue, considérant la maîtrise de soi comme ignoble, et blâmant toute approche équilibrée de l’analyse des forces en présence, de ce qui est réalisable et de ce qui ne l’est pas, ainsi que toute réflexion sur le coût à payer et les conséquences.
Or, comment arriver à arracher aux arrogants de ce monde l’argument de la maîtrise de soi monté contre les plus faibles tout en incitant les plus faibles à œuvrer pour une maîtrise de soi dans et à travers la lutte pour l’émancipation ? Tel semble être un souci majeur pour notre temps. Cela recoupe, en partie, la distinction faite par Max Weber entre une éthique de la conviction et une éthique de la responsabilité. Nous sommes actuellement assaillis par plusieurs variantes particulièrement toxiques de l’éthique de la conviction, qui montrent peu de préoccupation pour les conséquences des actes de ceux qui y adhèrent. Il semble en effet que l’éthique de la responsabilité qui implique d’assumer les conséquences prévisibles et imprévisibles de ses actions, soit en train de reculer ou de s’affaiblir de manière généralisée. Pour cela aussi, il est impératif de conserver une acuité politique sur un élément d’une importance capitale : pour préserver la vie du plus grand nombre de Palestiniens, il est impératif que le Hamas et le Jihad islamique abandonnent la perspective selon laquelle seuls les sionistes et les impérialistes sont « responsables » des conséquences de leur politique criminelle. Si l’ennemi est effectivement responsable de ces actes criminels odieux, il incombe à toutes les organisations du peuple palestinien d’assumer la responsabilité de protéger les habitants de la bande de Gaza autant que possible, dans l’optique de préserver la survie de ce peuple sur sa terre, quelque soit le sacrifice à consentir.
De plus, à la différence des Israéliens qui chantaient « le monde entier est contre nous » tout en parvenant à infliger une cuisante défaite aux pays limitrophes, les Palestiniens n’ont aucun intérêt à reprendre cette fanfaronnade. S’il est approprié de « palestiniser » une chanson israélienne, ce serait plutôt celle chantée par la Yéménite d’origine Ofra Haza au début des années 80, « Kol Ha’olam Kulo » qui s’inspire des paroles du Hassidique Nachman de Bratslav : « Le monde entier est un pont très étroit, et l’essentiel est de ne jamais avoir peur. » Même si la peur en tant que sentiment est inévitable, surtout dans les conditions actuelles, le défi consiste à maintenir la sérénité de la confiance que ni la paix sans les Palestiniens n’est possible, ni le monde ne pourra échapper à la malédiction qui le frappe depuis un certain temps sans réparer, ne serait-ce qu’une partie des dommages causés au peuple palestinien.
Si l’ennemi est effectivement responsable de ces actes criminels odieux, il incombe à toutes les organisations du peuple palestinien d’assumer la responsabilité de protéger les habitants de la bande de Gaza autant que possible, dans l’optique de préserver la survie de ce peuple sur sa terre, quelque soit le sacrifice à consentir. Voilà ce qui a manqué à tous les intellectuels invités sur les plateaux télé.Une honnêteté intellectuelle de nommer les choses par leur nom et non pas d’encourager un massacre, glorifiant les agresseurs qui se font passer pour des résistants au péril de la vie d’autru
13 h 11, le 17 mars 2024