Le point de vue de...

Milan Kundera ou comment dormir sa vie pour mieux la rêver, pour mieux la vivre

Milan Kundera ou comment dormir sa vie pour mieux la rêver, pour mieux la vivre

D.R.

J’ai appris, il y a peu, que Milan Ludvik Kundera, grand pianiste et ami, avait rendu plume et encrier, stylo, feuille blanche et machine à écrire, ordinateur et moyens de communication modernes (1er avril 1929 – 11 juillet 2023). J’ai toujours su que pour lui, il n’était question que de légèreté, de lenteur, de rire et d’oubli, de plaisanterie, de vie et d’ailleurs, d’amours risibles et, pourquoi pas, de liberté et d’éternité.

N’avez-vous pas lu, mesdames et messieurs, que le parti communiste tchèque auquel Milan avait adhéré en 1948, n’a pas su tolérer les idées de mon ami, lui reprochant des « tendances individuelles » (n’importe quel parti dépourvu de liberté ne tolèrerait pas les tendances individuelles, a fortiori un parti rigide et soviétique). Kundera s’est donc vu exclure du parti en 1950. En 1956, il a été rappelé par le parti – ou y est-il retourné lui-même – avant d’en être exclu à nouveau et pour de bon en 1970.

Souvenons-nous que l’élégant printemps de Prague, en 1968, fut un printemps pour le monde entier. Un printemps fortement marqué par l’empreinte de Kundera qui y a pris part corps et âme. Et pourtant, les chars soviétiques sont vite arrivés, raflant à leur passage roses, jardins et fenêtres ouvertes sur l’horizon, contraignant Kundera à s’exiler en France en 1975.

Je me souviens de cet imposant leader socialiste tchécoslovaque, ce cher Aleksandar Dubcek qui s’est retrouvé, une fois la marée noire du « printemps » passée, fonctionnaire (ou ouvrier) au Service forestier de Bratislava, loin des feux de la rampe. Le monde aurait dû savoir, armé de la dialectique de la honte et de l’honneur, de la liberté et de l’esclavage, de la sagesse du rapprochement (ou de son horreur), entre la naïveté de l’espoir et l’orgie du désespoir, entre l’éclat des débuts et le râle des dénouements, entre les cris de la naissance et le calme de la mort, que la bataille est fondamentalement perdue. Le monde aurait dû savoir qu’un tyran n’est pas l’unique tyran, qu’il y a aussi le peuple insensé (les troupeaux), et que la mort doit se rire davantage d’eux (et de nous, bien sûr), comme elle le fait aujourd’hui. Chaque pas en avant est un pas en arrière.

Imaginez que mon ami musicien ne plaisante pas. Imaginez qu’il vienne jouer pour nous ce soir, et que la nouvelle de sa mort ne soit qu’une « plaisanterie » philosophique. Imaginez-le jouer, non pas à Prague ou à Paris, mais pour nous, dans le port de Beyrouth, au rythme des cadavres calcinés, et au bord de la rive orientale, cette méditerranée noire, à la veille du massacre du 4 août, dont le souvenir s’approche à grand pas.

Milan savait que nous le lisions, que nous le traduisions, que nous l’aimions. Il savait que nous étions passionnés par lui. Toutes nos bibliothèques voyaient fleurir sur leurs étagères La Vie est ailleurs, La Lenteur, Le Livre du rire et de l’oubli, L’Immortalité, L’Insoutenable Légèreté de l’être, La Plaisanterie, mais encore Amours risibles, L’Ignorance, L’Identité, La Valse aux adieux et La Fête de l’insignifiance. Et selon notre famille d’abord puis notre mode de vie et de mort, nous nous sommes forgés, comme lui, des « tendances individuelles » en culture, en langue, en littérature, en poésie, en raison, en critique, en partis, en politique, dans la société, dans la lutte et dans la liberté. Il savait mieux que personne que nous avions fait de cet Orient mort notre maison, notre pain quotidien et notre source d’espérance. C’est bien pour cela, c’est bien en dépit de cela, que nous avons été tués, massacrés, exilés, que notre pays, que notre Beyrouth, ont été détruits, encore et encore. Mais nous en revenions toujours, et nous continuerons d’en revenir, comme le printemps revient toujours après le désespoir.

Un oiseau (comme le musicien Milan) peut tenir tête à un char, et un œil peut tenir tête à un poinçon, à Prague comme à Beyrouth. N’y voyez pas du rêve ou une perception hypothétique, mais voyez-y plutôt la vie, même si elle est ailleurs. Et imaginez, par exemple, comme dans une plaisanterie amère, que le dictateur et le cafard aient la même futilité, la même vanité, le même destin, et parfois le même train de vie.

Mon cœur est bien lourd en ce moment, à l’heure où je lis à Milan que les régimes criminels ne sont pas érigés par des criminels uniquement, mais aussi par des personnes enthousiastes convaincues d’avoir trouvé le seul chemin menant au ciel. Elles défendent alors vaillamment ce chemin. Beaucoup seront exécutées en cours de route, beaucoup continueront de l’être. C’est une lourde responsabilité qui incombe à l’homme, à l’individu, puisque cette responsabilité ne se limite pas à sa propre conscience des choses. Si les choses étaient aussi simples, nous aurions dû acquitter tous ces imbéciles qui permettent à un régime noir, à une dictature noire, à un tyran, à un bourreau, à un voleur, à un meurtrier, à un gang (à l’instar de celui qui nous gouverne) d’être maîtres de leur destin (et du nôtre).

La Fête de l’insignifiance ! Regardez partout, que ce soit chez nous, ou dans la guerre russe contre l’Ukraine, ce monde insensé, inconscient de sa responsabilité, mais qui est – comble de l’horreur – conscient de cette responsabilité !

Que tu es beau, Milan, parce que tu as écrit, en tchèque et en français, dans toutes les traductions, au cinéma, au théâtre, à la critique et au piano, ce qui pourrait être considéré comme une feuille de route. Tu as écrit une « autre vie » non seulement pour la littérature et l’art, mais pour la vie elle-même et pour la liberté. Débarrassé de l’éphémère, tu te contentais de l’essentiel, tu te barricadais dans ton monde, dans ton rêve, dans ton sommeil, dans ta liberté intérieure, et dans ton isolement suprême. Tu vivais cette insoutenable légèreté philosophique dont aucune autorité n’ose violer la liberté, aussi tyrannique soit-elle.

La dictature ne durera pas. Elle n’est pas Dieu, elle n’est pas éternelle. Nous sommes condamnés à espérer.

Et si je ne devais garder qu’une rose du jardin de Milan, je penserais à ce qu’il a écrit sur son héros (sur lui-même ?!) dans son roman La Vie est ailleurs : « Il ne vivait pas sa vie. Il y dormait. Et dans cette vie endormie, il sautait de rêve en rêve. »

N’avons-nous pas tous besoin de dormir notre vie, de la rêver et de la vivre ? La vie, dans ce cas, ne serait-elle pas ailleurs ?!

Dans cette « valse d’adieu », que la paix soit avec toi, philosophe-musicien. Adieu, Milan. Bonjour, liberté !

Traduit de l’arabe par Work With Words

J’ai appris, il y a peu, que Milan Ludvik Kundera, grand pianiste et ami, avait rendu plume et encrier, stylo, feuille blanche et machine à écrire, ordinateur et moyens de communication modernes (1er avril 1929 – 11 juillet 2023). J’ai toujours su que pour lui, il n’était question que de légèreté, de lenteur, de rire et d’oubli, de plaisanterie, de vie et d’ailleurs, d’amours...

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