Dans un salon de coiffure sur les hauteurs de la baie de Jounieh, deux femmes se font faire leurs racines. La cinquantaine, feuilles d’aluminium sur leurs mèches blondes et cappuccinos Starbucks en main, Charlotte et Carmen discutent des températures automnales et des soldes à venir entre deux notifications sur leurs iPhones roses. « Je te jure, je n’allume plus la télévision, je ne lis plus rien depuis trois jours ! L’actualité est infernale ! » lance la première en esquivant un appel. « C’est encore ma fille, figure-toi qu’elle ne dort plus depuis deux semaines ! »
Depuis Paris, Léa est scotchée aux informations, appelle sa mère toutes les deux heures en cherchant à être rassurée. Visiblement plus au courant que sa génitrice de l’évolution de la guerre dans la bande de Gaza et de l’embrasement au Liban-Sud, l’étudiante en droit cherche même à trouver des billets pour rentrer au pays et être entourée de sa famille. « J’ai commencé à nettoyer le jardin de la villa de Faraya, on ne sait jamais ! Tu partirais à Chypre, toi ? » Vernis rouge carmin, brushing des années 1990 et carte de crédit fresh dans la poche, Charlotte et Carmen ont le luxe que beaucoup d’autres Libanais n’ont pas. Privilégiées, elles ont déjà leur plan B et continuent de vivre comme si de rien n’était. Mais jusqu’à quand ?
Trois semaines après le début de la triple incursion du mouvement islamiste Hamas sur le territoire israélien et la vaste riposte lancée par l’État hébreu dans la bande de Gaza assiégée, la peur d’une nouvelle guerre au pays du Cèdre inquiète… mais certains avancent malgré tout. « En attendant, la vie continue ! On se doit de continuer ! » lance Hoda, une coiffeuse kesrouanaise qui, depuis le début du nouveau millénaire, a eu la chance de pouvoir garder son salon constamment ouvert. « On est loin de tout ce qui se passe ici, et puis mes clientes, même en pleine crise, ont le droit de se sentir belles. Tant qu’on n’est pas mortes, bordel, vivons ! »
Les refuges des jeunes
Dans les rues de Mar Mikhaël comme de Gemmayzé au cœur de la capitale, les restaurants et cafés trottoir continuent de vendre toujours autant de thés glacés et de matcha latte en ce mois d’octobre aux températures estivales. Rien, ou presque, ne change pour les habitués de ces adresses aux néons blancs, souvent des habitants des quartiers environnants ou des étudiants venus vapoter après les cours. Pour Amina*, étudiante irakienne à l’Université américaine de Beyrouth, « rien ne montre que la guerre entre Israël et le Hamas va se répandre tout de suite ». Trop occupée à rédiger son projet de thèse, la jeune passionnée d’art se veut optimiste, dit avoir effacé toutes les applications des journaux « anxiogènes » et préfère se rabattre sur son fil Instagram où seules les sœurs Kardashian ont le monopole. « J’ai grandi non loin de Bagdad, j’en ai connu d’autres, ce n’est pas ça qui va me faire peur », ajoute, sourire aux lèvres, cette Beyrouthine d’adoption. Jeunesse dorée ou en quête d’ailleurs, la génération X libanaise qui n’a connu ni guerre ni monnaie nationale en forme s’amasse dans les ruelles grises de la capitale pour un verre, une bière, un dernier potin.
Pour Nouh comme pour Farès, deux frères trentenaires originaires d’un petit village du Koura et résidents de Hamra, impossible de croire qu’un conflit soit à nos portes. Bien que politiquement affiliés – ils se disent très proches du Courant patriotique libre –, ils ne suivent ni bulletin télévisé ni grand discours de personnalité, trop occupés à squatter leurs salle de sport et bars préférés. Pour Farès, « la seule personne pour laquelle je pourrais allumer mon ordinateur, c’est Hassan Nasrallah. S’il se décide à parler, là ça m’inquièterait ! En attendant, c’est business as usual ».
Un Liban, deux mondes
Plus loin dans cette même rue de Hamra, sous le regard bienveillant de Sabah peint sur une façade d’immeuble, Mohammad lit son journal entre une supérette et des panneaux publicitaires en lambeaux. Ce ne sont pas les derniers développements depuis l’enclave palestinienne qui l’intéressent, mais les résultats du match de football qu’il n’a pas pu regarder la veille. Pour ce gardien d’immeuble de 58 ans, l’heure n’est pas encore à l’inquiétude. « Ma femme pleure tous les jours en regardant les images des enfants de Gaza. Moi je n’ai ni téléphone ni envie de suivre ce qui se passe », avoue cet homme à tout faire à la barbe de trois jours. « Ils nous ont déjà tout pris, notre argent, nos économies qui ne valent plus rien et notre envie de vivre. Dieu est de notre côté, c’est tout ce qui compte », ajoute-t-il en amplifiant ses gestes, cigarette au bec.
À deux rues parallèles de là, des patientes se dépêchent de prendre rendez-vous chez un… chirurgien plastique. Maguy* et Hala* le savent, c’est peut-être leur dernière chance de se faire raffermir le visage avant un possible début de conflit. « Vous imaginez si ça dure six mois ? Vous allez retrouver mes joues sur le sol », s’amuse à dire l’une des dames en tailleur gris, arborant un sac Louis Vuitton fraîchement acheté à Milan. Pour ces habituées des shots d’acide hyaluronique, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, les cheminées de leurs chalets sont prêtes à être allumées « au cas où ». Pour leurs filles respectives qu’elles retrouvent ensuite pour déjeuner dans l’un des seuls restaurants toujours fréquentés dans le centre-ville fantôme, le shopping est « en ces temps devenu prioritaire ». Arrivant avec trois sacs Zara et une nouvelle paire de lunettes rose fuchsia – « parce qu’il faut bien continuer de s’habiller dignement » –, les jeunes femmes admirent effarées les visages bouffis de leurs mères, comme anesthésiées. À 33 ans, l’une d’entre elles revient à peine d’une lune de miel en Grèce et n’attend plus qu’une chose : faire découvrir le pays à son mari français. S’il en reste un. « Il n’est pas encore temps de se faire du souci, suivre ce qui se passe ne servira à rien. Qui vivra verra ! Cheers habibis ! »
*Les prénoms ont été modifiés.
On a le droit de vivre....! mais n oublions pas a cause des partenaires de guerre au Sud: ou est notre argent,ou est Riad Salame, ou est le crime puni du 4aout 2020,genocide sur nous?
07 h 19, le 30 octobre 2023