Rechercher
Rechercher

Culture - Littérature

Farjallah Haïk, enfin retrouvé

Publié dans les plus grandes maisons d’éditions parisiennes au début du siècle dernier et relativement méconnu au Liban sauf d’une poignée, ce grand écrivain de la « libanité » et de l’universel est réédité par L’Orient des livres.

Farjallah Haïk, enfin retrouvé

Une collection des œuvres de Farjallah Haïk vient d’être éditée par L’Orient des livres, à l’initiative de Jocelyne Dagher Hayeck, fervente lectrice et native du même légendaire village de Beit Chabab que ce grand écrivain de la « libanité » et de l’universel, moderne et antimoderne tout à la fois, publié dans les plus grandes maisons d’éditions parisiennes telles que Gallimard, Calmann-Lévy et Plon au début du siècle dernier et relativement méconnu au Liban.

Le lancement de cette collection a eu lieu lors d’une conférence à plusieurs voix à la Fondation Corm, dans le cadre du festival Beyrouth Livres, avec Jocelyne Dagher, Bertrand Fattal et Ramy Zein modérée par Alexandre Najjar.

Si Jocelyne Dagher achète les ouvrages de Farjallah Haïk en 1985, elle ne les lit qu’en 2014. C’est alors la révélation. Le désir de partager et de préserver ce dense et lumineux « trésor» avant qu’il ne se perde la pousse à porter et mener ce projet de réédition, malgré la crise économique actuelle. « Vous posez un acte civique et un acte de foi à un moment aussi délicat de l’histoire du Liban. Je vous remercie en tant que lecteur et en tant que citoyen», la salue l'écrivain Ramy Zein. Le souffle et la puissance visionnaire de Haïk, sa révolte fougueuse et sa modernité sont une aubaine pour le lecteur d’aujourd’hui, a fortiori libanais ; comme un rappel de la force de vie et des origines. Ses romans, des épopées de la condition humaine, parlent au lecteur d’aujourd’hui comme ils avaient parlé aux lecteurs du XXe siècle en France ou au Liban. Déjà alors, par la grâce de son verbe, libre, et de son style châtié et poétique, l’auteur se confrontait en pionnier, sans tabou, à des thématiques essentielles, dont nombre d’entre elles seront mises ou remises sur la table seulement aujourd’hui, un siècle plus tard, comme  le lien à la terre, la femme, les relations entre les sexes, l’appel de la chair, l’inceste et la pédophilie, ou encore la foi et le cléricalisme.

Alexandre Najjar, Jocelyne Dagher, Bertrand Fattal et Ramy Zein réunis pour une table ronde autour de l'œuvre de Farjallah Haïk. Photo DR

Il suffit de lire la préface de Jocelyne Dagher pour avoir envie de s’atteler ou se replonger illico dans les ouvrages de Haïk.  Actuellement, quatre titres ont revu le jour : Barjoute et al-Ghariba, représentant ce que l’on a coutume de nommer le cycle de la montagne, et Joumana et L’envers de Caïn, représentant le cycle de la ville. Albert Camus – avec lequel Farjallah Haïk entretenait des relations amicales et dont il était un grand lecteur – écrit à propos de L’envers de Caïn : « C’est l’un des manuscrits les plus forts, les plus courageux et les plus authentiquement humains qu’il m’ait été donné de lire durant ma carrière de directeur de collections… Vous avez le sens, mieux, la divination de certaines profondeurs humaines insoupçonnées. »

Humain, éminemment humain, Farjallah Haïk dans sa révolte, son mysticisme, sa quête d’absolu, ses nuances et paradoxes. C’est bien cette humanité assumée, sa complexité et sa richesse qui le rendent si captivant comme l’ont souligné à leur manière chacun des intervenants de la table ronde. Ils partagent ce qu’ils ont retenu de ce prolifique auteur : son panthéisme, la place qu’il accorde à la femme, son rapport à l’altérité et son engagement social et politique, délesté de l’adhésion aux codes et aux institutions. Et dans ce sens, Ramy Zein rappelle que la particularité de l’écrivain était de ne s’être jamais installé à Paris, à la différence des autres écrivains francophones qui cherchaient à y tisser un réseau pour percer.

Ce même esprit libre et novateur mène l’écrivain à oser le « bilinguisme » ; il fait cohabiter des expressions libanaises « dans leur jus » – quand il estime que cela sert au mieux son propos – avec son attachement à une tradition littéraire française et avec la recherche d’une certaine élégance stylistique comme le relèvent Jocelyne Dagher et Ramy Zein, qui font également remarquer la prééminence dans ses romans, du paysan à qui Haïk reconnaît une noblesse et une valeur à part. La «mystique du sol » est au cœur de son œuvre ainsi que son réalisme poétique que Jocelyne Dagher compare à la peinture impressionniste. Les magnifiques couvertures qu’elle choisit pour les livres, des toiles du peintre Joseph Matar y font d’ailleurs écho. Haïk cherchera, selon Ramy Zein, dans ses romans de la ville, à s’écarter de la tendance éventuelle à le réduire à un écrivain régionaliste, de la ruralité. Ceux-ci seront moins bien reçus. Sa fiction poétique et sa révolte au ton camusien suffisaient par eux-mêmes à donner à ses livres la portée universaliste à laquelle il aspirait.

Albert Camus, Farjallah Haïk, même combat selon Jocelyne Dagher, qui voit en eux deux « fatalistes révoltés dont les luttes sont d’autant plus poignantes que l’issue est connue d’avance ». Cette quête d’absolu se retrouve dans le mysticisme et la spiritualité qui imprègnent l’œuvre de Haïk, « sa foi provenant plus d’un panthéisme à la Spinoza plutôt que d’une religiosité » codifiée. D’ailleurs, anticlérical et « visionnaire, il travaille pour dépolitiser la religion et laïciser la politique », observe Jocelyne Dagher, et n’a de cesse de lutter pour un Liban multiple, de concorde et de paix, médiateur entre l’Orient et l’Occident. Ramy Zein corrobore : « L’écrivain a souhaité se positionner comme un patriote soucieux d’unité nationale, avec un parti pris évident pas toujours nuancé, notamment dans la crise de 1958 et la guerre de 1975. Ses romans comme La croix et le croissant et L’aveugle de la cathédrale sont ancrés dans l’histoire contemporaine du pays. Engagé et politique, Farjallah Haïk dénonce également les mouvements nationalistes arabes et le nassérisme dixit Zein qui rajoute aussi que « si l’écrivain incarnait l’acculturation française à un très haut degré, il n’épargnait pas pour autant l’Occident. « Dans Lettre d’un barbare publié en 1971 à Beyrouth, il s’en prend à ce dernier qui délègue tout à la machine, qui transforme le sexe en objet de consommation et qui promeut la médiocrité... Dans Dieu est libanais, c’est plus spécifiquement à la puissance mandataire qu’il s’en prend, dénonçant par exemple le pillage archéologique, l’incompréhension de la mentalité libanaise, l’insuffisance de la politique de développement relevant l’état des routes, la gestion du port de Beyrouth, et le monopole des tabacs et des chemins de fer accordé à des sociétés françaises. Mais ces reproches émanent d’un amour de la France », rappelle encore Ramy Zein.

S’il est un sujet qui fait l’unanimité et sur lequel tous les intervenants se sont attardés, c’est bien celui de la femme. Haïk s’avère précurseur par la place prépondérante qu’il lui accorde dans son œuvre, même si « elle apparaît dans des rôles très contestés : la victime opprimée par l’homme mais aussi la créature inquiétante, dangereuse ; rarement dans une relation apaisée, équilibrée avec l’homme » où il faut noter aussi « les relations incestueuses dans leur acception littérale ou symbolique ». Pour Jocelyne Dagher, bien que soumise au poids des traditions chez Haïk, la femme apparaît néanmoins assoiffée « d’émancipation », autant que « sensuelle, souveraine et blessée ». Comme dans le roman de l’étrangère, al-Ghariba qui a, avec L’envers de Caïn, la préférence de Bertrand Fattal. Celui-ci s’est interrogé surtout sur la modernité et l’antimodernité de l’écrivain. Pour lui, L’envers de Caïn, « puissant, constitue une odyssée moderne, une grande œuvre, un ovni qui dérange les idées du moment », tandis que la femme est « enfermée chez Haïk, dans la figure de prostituée ou de sainte ; son impossibilité de la comprendre et l’idée que l’homme doive toujours la dominer, dessine son antimodernité ». Dans al-Ghariba, celle-ci symbolise la figure de l’étranger qui concentre toutes les peurs du village », comme elle symbolise également « deux forces qui s’opposent : ceux qui veulent aller vers la modernité et ceux qui s’opposent au changement ». Au-delà de la femme, Bertrand Fattal s’attarde aussi sur la figure des pères de ces romans dans lesquels il voit « des pères en faillite » sauf dans L’envers de Caïn. « Par l’impossibilité d’entendre l’autre autrement que comme bourreau ou victime », « par l’impossibilité de rencontrer l’autre incarné par la femme et par la faillite des pères, le romancier est précurseur en ce sens d’une certaine faillite du Liban », conclut-il. Il reste la lecture « jouissive » de l’écrivain.

Les livres sont vendus en ligne sur le site de L’Orient des livres et le seront dans quelques mois sur Amazon. 

Une collection des œuvres de Farjallah Haïk vient d’être éditée par L’Orient des livres, à l’initiative de Jocelyne Dagher Hayeck, fervente lectrice et native du même légendaire village de Beit Chabab que ce grand écrivain de la « libanité » et de l’universel, moderne et antimoderne tout à la fois, publié dans les plus grandes maisons d’éditions parisiennes telles que...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut