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Société - Lorient Des Ecrivains

J'entrerai dans vos prisons

Après deux mois de vaines tentatives d'obtenir un permis permettant de faire un reportage dans une prison pour femmes, comment raconter ce qu'il s'y passe depuis l'extérieur ? 

J'entrerai dans vos prisons

Photo prise dans la prison des femmes à Verdun, en 2007. Johanne Issa

Les écrivains sont-ils en mesure de fomenter un coup d'État au sein d’un journal, comme le suggérait notre rédacteur en chef pour cette édition spéciale de L’Orient des Écrivains, Sabyl Ghossoub. Derrière cette idée de permettre à la littérature de réimaginer une rédaction, il y a la place politique que l’on restitue à l’imaginaire. Mais aussi à la subjectivité. Avec l’idée – ou l’espoir – que la somme d’opinions différentes fabrique une pluralité de points de vue digne de cette complexité libanaise trop riche de ses « différences » pour converger sans heurts, en moins d’un siècle, vers une unité nationale émancipée des mythes issus des spéculations idéologiques. C’est ce que permet l’écriture. C’est ce qu’elle m’a permis en tout cas. Quel écrivain ne serait pas en mesure de confirmer qu’écrire consiste en une succession de coups d’État fomentés contre le fatras de clichés, de malentendus et de tabous dont nous héritons. De honte aussi. Comme celle que l’on associe trop souvent à ceux ou celles qui sont amenés à passer par la case prison.

Il y a dans notre perception de l’emprisonnement une angoisse qui renvoie à nos incarcérations symboliques plus que jamais d’actualité dans un Liban aux allures de prison à ciel ouvert. Mais aussi dans notre rapport au monde. À soi. C’est pour cela qu’au-delà de l’intérêt suscité par un sujet aussi essentiel que l’univers pénitencier des femmes au Liban, dans l’état de déliquescence générale que l’on connaît, j’ai sauté sur la thématique, sans mesurer la difficulté de sa réalisation et combien un permis tout simple à extraire au forceps des limbes d’un pays en panne de ses infrastructures remuait le couteau dans la plaie.

D’abord, il a fallu désigner laquelle des quatre prisons de femmes du pays il nous serait possible de visiter, un choix qui dépendait en réalité des Forces de sécurité intérieure (FSI) chargées de nous délivrer ce fameux permis. « Dans les plus brefs délais », n’a-t-on cessé de nous promettre en haut lieu. Il fut d’abord question d’un permis pour la prison de Baabda. Puis celle de Beyrouth. Puis à nouveau Baabda. Puis encore Beyrouth. Nous estimant déjà chanceux d’avoir un interlocuteur par ces jours où tous les organismes de l’État sont désertés de leurs employés, nous prenions notre mal en patience. Ce permis n’a finalement pu être délivré ni pour Baabda ni pour Beyrouth, dans le délai imparti.

« Tchatche » en prison

Alors comment rendre un article sur des prisons que je ne pouvais pas visiter ? Mon sujet était devenu un non-sujet. Comme ce pays est devenu un non-pays. J’ai toutefois reçu, à trois jours de la date limite de remise du texte, le coup de fil d’un officier des FSI. Sa voix, d’une courtoisie excessive, m’interroge sur quelques détails pratiques dans le cadre de ma demande. Son interrogatoire est absurde. J’ai peu de chance d’accéder à la prison dans les délais. Je relève ce point. Un silence dérouté précède sa réponse désarmante : « Ah ? J’ai cru comprendre que c’était pour la semaine prochaine… »

Je garde mon calme. Un coup de pied dans la termitière ne sert à rien. Demain, je me rendrai moi-même sur place pour tenter de forcer, par la négociation, les portes de la prison. Ce que je fis. J’arrive donc à la prison Barbar Khazen à Verdun, je me dirige vers l’agent des forces de l’ordre se tenant devant la grille et lui expose mon cas. Je lui dis souhaiter rencontrer la directrice, lui raconte vite fait mon histoire. Il me laisse entrer.

Assise sur une chaise en plastique blanche, ma prochaine interlocutrice est une femme en treillis et bottes militaires. Son arme – une « kalach » peut-être – est posée sur les genoux. Elle a un sourire lumineux. Une expression bienveillante. Quand je l’aborde toutefois, elle se raidit, tenue à rester austère par sa fonction de gardienne du temps. Je « tchatche ». Elle se déride. Je lui parle de ma volonté de rencontrer la directrice en lui expliquant une fois de plus ma déception de n’avoir pas réussi à obtenir ce permis. Elle hoche la tête :

– « Tous des incompétents… 

– Qui ?

– Mes confrères des FSI. Des paresseux. Ils ne veulent juste pas travailler. Il faut dix jours pour un permis. Pas plus. »

J’invoque toutefois la crise, à leur décharge, ou leur salaire dérisoire. Elle m’interrompt :

– « La crise ? Ce n’est pas une excuse. Ils ne sont pas les seuls à la subir. Quand tout va, on travaille, et quand rien ne va plus, on fait la grève ? Pourquoi rester dans ce cas ? Ils n’ont qu’à déserter. D’autres l’ont fait. Mais rester et ne pas faire le boulot, ce n’est pas bien. »

J’ai à peine le temps d’enchaîner qu’une voix d’homme la reprend. Je me retourne. Un cinquantenaire bedonnant et à la moustache généreuse. Il aurait pu avoir un air jovial si son regard ne se voilait pas de tristesse à l’évocation de sa fille de 23 ans, incarcérée suite à des malversations dans lesquelles son mari, épousé en « khatifé » (en cachette), l’aurait plongée. Il part sur un monologue en forme d’état des lieux, faisant si bien l’éloge du personnel de l’établissement, qu’on aurait pu croire qu’il aurait quelque chose à y gagner : « “Oummet el-awedim” (ce sont les plus honnêtes), me dit-il. Ma fille peut s’estimer heureuse. Ici, vous avez un personnel exceptionnel. Professionnel et humain. C’est ce que je lui ai dit et puis, à l’intérieur, elle est plus en sécurité qu’à l’extérieur. Son mari, incarcéré à la prison de Roumieh, a le bras long. »

Il est interrompu par la gardienne en treillis qui m’invite, par un sourire à se décrocher la mâchoire, à entrer dans le bureau de la directrice. La pièce est grande mais pas trop. De taille correcte pour une directrice. Sans folie des grandeurs. Avec, à gauche, un piano adossé au mur. Drôle de présence pour cet instrument qui aurait, me dit-elle, servi à un programme d’apprentissage de musique. Pour une directrice de prison je la trouve plutôt accueillante. Elle m’explique qu’au vu de la crise, pour l’instant, les activités, à part la couture et la broderie, sont à l’arrêt. Elle m’assure que ses détenues sont mieux traitées qu’une grande partie des citoyennes en liberté.

J’essaie de négocier mon entrée en prison comme on discute le prix d’une pièce dans une brocante. La démarche est ambitieuse : on ne rentre pas dans l’établissement pénitentiaire comme dans du beurre. Je suis remise à ma place avec une ferme diplomatie, mais l’ambiance reste cordiale. Elle a étudié le droit. Un diplôme, dit-elle, de droits humains. Je n’en connaissais pas l’existence. Puis elle parle de ses détenues. Je lui demande laquelle d’entre elles l'a le plus marquée : « Je n’ai pas le droit de vous répondre, mais vous invite à poursuivre vos démarches auprès des autorités concernées et de venir vous faire une idée par vous-même de la situation. Je vous laisserai libre de parler avec qui vous semble. »

« Personne n’est à l’abri »

Je quitte les lieux dare-dare, avec le sentiment de m’être laissée embobiner par une équipe aux allures de gentils organisateurs de Club Med. Pas pour longtemps. Je me suis vite « débluffée » et mise en colère contre ce système qui « invisibilise » les invisibles à coup de permis impossible à obtenir. Je déroulais dans ma tête tous les moments. De la rencontre avec la gardienne du temple à l'invitation de la directrice à me faire une idée par moi-même de l’état des lieux – une proposition de Gascon, puisque sans permis, pas de visite – en passant par le monologue du père de la détenue.

Je pense également à la photographe Johanne Issa. À son reportage au sein de cette même prison en 2007. « Tout y était faux, me dit-elle. Les anniversaires, les fêtes, les espèces de non-événement qui étaient organisés autour de ses détenues assommées par leur destin, qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, certaines ne comprennent même pas l’arabe. »

Certains de mes interlocuteurs à la prison me l’ont d’ailleurs confirmé à demi-mot : « Quand on s’assied avec quelques-unes, m’a dit l’un d’eux, et qu’on se rend compte de la violence de leur vécu, on peut penser que leur crime est une réaction à ce qu’elles ont elles-mêmes subies dans leur enfance. Le crime comme réponse à ce qui est insoutenable ! Personne n’en est à l’abri. »

Il ne me reste plus qu’à vérifier ces dires, à ne pas m’arrêter à la surface de ces icebergs d’acier que sont les prisons. Le lieu des enfers carcéraux humains. Car c’est bien de là, de nos prises d’otages collectives, familiales, affectives… que découlent les crimes.

En rentrant chez moi, ce jour-là, je me suis fait la promesse de ne rien lâcher. De poursuivre ma démarche. De finir par entrer, hors délai, dans cette prison, pour pouvoir témoigner et rendre à la littérature sa fonction. Celle de déconstruire les mythes. De raccourcir l’écart entre mythe et réalité. Il est là, le coup d’État à fomenter contre soi-même. Il consiste à troquer l’image de soi – ou d’une prison – contre la découverte de soi en tant que réalité. C’est ce que permet l’écriture. Les prisons ne peuvent pas être des mythes. Il y vit des individus en panne de rencontres. De paroles. De gestes. De regards. Des destins à rencontrer. J’y retournerai. Intramuros, cette fois. Telle sera ma mission...

Les écrivains sont-ils en mesure de fomenter un coup d'État au sein d’un journal, comme le suggérait notre rédacteur en chef pour cette édition spéciale de L’Orient des Écrivains, Sabyl Ghossoub. Derrière cette idée de permettre à la littérature de réimaginer une rédaction, il y a la place politique que l’on restitue à l’imaginaire. Mais aussi à la subjectivité....

commentaires (1)

PAS MAL. MAIS JE REGRETTE PROFONDEMENT DE DIRE QUE TOUS LES ARTICLES DE VOTRE *L,ORIENT DES ECRIVAINS* NE SONT PAS DU NIVEAU ESPERE.

LA LIBRE EXPRESSION

14 h 44, le 06 octobre 2023

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Commentaires (1)

  • PAS MAL. MAIS JE REGRETTE PROFONDEMENT DE DIRE QUE TOUS LES ARTICLES DE VOTRE *L,ORIENT DES ECRIVAINS* NE SONT PAS DU NIVEAU ESPERE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 44, le 06 octobre 2023

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