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Farjallah Haïk : renaissance et retour en force

Farjallah Haïk : renaissance et retour en force

D.R.

Ses livres n’ont jamais été oubliés. Et encore moins mis sous le boisseau ! Les lecteurs chevronnés les ont précieusement gardés sur les rayons de leurs bibliothèques dans l’écrin de leurs prestigieuses maisons d’éditions (Gallimard, Stock, Plon, Calmann-Lévy) et les étudiants, sur les rangs des écoles et des universités, continuent de décortiquer les textes de ses romans.

Des œuvres romanesques marquantes et un parcours littéraire qui lui a valu le Prix Monceau en 1967 pour l’ensemble de ses écrits ainsi que le Prix Rivarol pour ce jardinier sage, entre Geha et Zadig, affublé d’une culture orientale-occidentale, pour un récit pétillant, malicieusement nommé Abou Nassif.

Pour ceux qui l’ignorent, il s’agit de Farjallah Haïk qui fut l’un des premiers porte-étendard d’une littérature d’expression française qui a jeté la lumière sur la terre du pays du cèdre et dévoilé sa douceur de vivre et sa complexité. Bien avant que les horreurs ne jaillissent d’une terre guettée par le sang et les larmes. C’est-à-dire avant que le Liban ne bascule en 1975 dans une atroce guerre civile et ne tombe actuellement dans un effondrement sans précédent.

Les mots et le verbe de Farjallah Haïk, d’une suave musicalité levantine, plus d’actualité que jamais, ont aujourd’hui une éclairante résonnance. Comme une explication de ce désastre qui allait tomber sur nos têtes. Tout en faisant figure de prémonition d’un éclatement de volcan qui sommeillait dangereusement…

Décédé en 1994, après un laborieux parcours de 87 ans entre carrière scientifique de produits pharmaceutiques et passion littéraire, il était péremptoire de retrouver la voix et le souffle de ce remarquable écrivain. Un auteur amoureux de la langue française qu’il maîtrisait avec brio et virtuosité, toujours aux aguets du rythme de la vie en cette terre de miel, d’encens, de lait, de thym, d’ambiguïtés, de paradoxes, de non-dits, d’équivoques…

Grâce à l’initiative de Jocelyne Dagher Hayeck qui, en toute pertinence, signe aussi l’avant-propos, la réédition de plusieurs de ses romans est une entreprise plus que louable. En devanture des librairies, on retrouve donc ces nouvelles publications, dans la présentation soignée de L’Orient des Livres.

Quatre titres (Barjoute, Al-Ghariba, Joumana et L’Envers de Caïn) qui donnent une image de contrastes frappants, de nuances subtiles, de conflits latents, de vernis de modernisme, de multiple richesses culturelles. Mais aussi un témoignage sur une société libanaise aux irisations spectaculaires… Non une nostalgie, mais un avant-goût d’une période heureuse et presque insouciante, désignée autrefois, bien fallacieusement, par « dolce vita » car le feu couvait quand même sous la cendre…

Dans un savant dosage de jeu de langue et de langage, captivant dans l’invention d’un style innovateur (avec la traduction des proverbes et du parler populaire parfois franchement arabe !) l’esprit oriental, surtout libanais, est revêtu de l’élégance française.

Farjallah Haïk a creusé et taillé dans la langue de l’Hexagone pour la doter des diaprures et des sonorités libanaises. Avec des images sensuelles, charnues, colorées. Afin de mieux parler de nos coteaux verdoyants, de nos potagers accrochés aux terrasses à flanc de montagne, de nos vignes riantes, de nos hameaux faussement paisibles, de nos paysans au caractère bien trempé, dans le panache, l’originalité et la détermination de leur accoutrement de terroir.

Des personnages futés, rusés, simples, bons comme du pain, magouilleurs, intrigants, dont les histoires rurales et les passions déclarées ou cachées sont des leçons de vie. Sans oublier de dénoncer un clergé qui n’a pas toujours été irréprochable ou limpide.

La femme n’était guère indifférente à Haïk. Muse inspiratrice, tentatrice impénitente, cœur battant des préoccupations des hommes, elle est finement scannée dans ses romans.

Un regard chargé d’empathie, d’émotions, non dénué de lucidité et de sens de l’équité. Vers un pays natal au destin encore incertain avec ses complexes culturels sous la férule du colonialisme ainsi que les comportements et agissements humains universels, Farjallah Haïk, dans un courageux réalisme moderne, s’érige en héraut d’une farouche « libanité ». Avec ses tabous, ses interdits, ses coins d’ombre et ses zones sombres…

Préfacé par Charles Braibant (prix Renaudot), pour la radioscopie et l’analyse de la psychologie du Libanais, c’est Barjoute qui ouvre en 1940, les vannes de l’abondante production littéraire de Farjallah Haïk. Avec cette désignation de « roman libanais » (qui reviendra à l’instar d’un label de terrain de chasse-gardée pour les romans qui suivront !) comme s’il s’agissait de défendre ou de parler d’un espace privé, singulier… Barjoute, brillant premier roman se révèle un coup de maître. Cet hommage à la terre libanaise de Beit-Chabab est un vibrant hymne d’amour à la langue de Molière dans une version orientaliste, mais c’est aussi un véritable chant de la terre. À travers une poésie ardente et torrentielle pour les « fellahins ». Ces paysans se débattent dans un fiévreux lyrisme entre les sillons d’une terre à tourner, les désirs interdits, les tentations charnelles pour des femmes sensuelles sous l’austère et inflexible autorité d’un clergé à l’index levé.

En 1947, à peine quelques années après l’Indépendance du Liban du Mandat Français, Farjallah Haïk marque certaines distances avec l’étranger à travers une œuvre nouvelle intitulée Al-Ghariba (L’Étrangère). Coup d’œil malicieux (seulement par le titre !) à Camus pour cette femme, cabaretière dans la ville Lumière. Venue de France au Liban avec son époux – un fils de curé –, la jeune fille n’arrive pas à s’intégrer dans la société libanaise. C’est la confrontation avec des mentalités arrêtées, sclérosées, soupçonneuses. Pourtant, cette femme rejetée d’office est pétrie de bons sentiments et ne demande qu’à s’intégrer à un univers qui lui est « étranger ». Deux civilisations, deux cultures, deux approches de vie peuvent-elles se fondre ? Le mélodrame n’est pas loin par un jour d’orage et de sourds grondements dans un ciel coléreux. Farjallah Haïk, tout en vouant sa reconnaissance à une société différente et plus évoluée n’en fait pas moins son procès à l’homme méfiant de tout changement… Al-Ghariba reste un beau et touchant portrait de femme. Une femme victime des idées reçues et de la difficulté des êtres à s’ouvrir à l’altérité. Et cela est rapporté dans une langue française à la fraîche pureté d’une eau de source.

Joumana, qui a atteint le grand public grâce à sa publication dans une édition de poche, frise, pour son époque, c’est-à-dire 1957, l’audace des limites extrêmes. Un sujet scandaleux et sulfureux dont on s’approche en toute délicatesse et attention. Comment évoquer une passion incestueuse dans cet Orient où la sexualité est déjà entourée de tant de herses ? Farjallah Haïk s’en tire à merveille et accorde le beau rôle à une jeune fille vertueuse même si elle cède à l’appel de la chair. Après la défaite de l’homme démissionnaire, sa décision de prendre le voile pour entrer dans un couvent est une transcendance pour l’amour divin et absolu. Romantisme pour trancher un sujet embarrassant et épineux.

Par-delà tous les sujets transgressifs abordés et l’étude des mœurs libanaises, demeurent trois beaux portraits et destins de femmes avant-gardistes, fortes et sensuelles. Et qui disparaissent en douce de l’horizon dès que les passions qu’elles déchaînent s’exacerbent. Avec une langue française réinventée plus d’un demi-siècle plus tôt, Farjallah Haïk n’hésitait pas à dénoncer crûment la difficulté d’être femme en Orient.

Edgar Davidian

Barjoute de Farjallah Haïk, L’Orient des Livres, 2023, 192 p.

Al-Ghariba de Farjallah Haïk, L’Orient des Livres, 2023, 188 p.

Joumana de Farjallah Haïk, L’Orient des Livres, 2023, 222 p.

L’œuvre de Haïk au festival :

Le Courage du précurseur, rencontre autour de l’œuvre et l’univers de Farjallah Haïk avec Ramy Zein, Jocelyne Dagher Hayeck, Bertrand Fattal et Alexandre Najjar, mercredi 4 octobre à 16h, Fondation Charles Corm.

Ses livres n’ont jamais été oubliés. Et encore moins mis sous le boisseau ! Les lecteurs chevronnés les ont précieusement gardés sur les rayons de leurs bibliothèques dans l’écrin de leurs prestigieuses maisons d’éditions (Gallimard, Stock, Plon, Calmann-Lévy) et les étudiants, sur les rangs des écoles et des universités, continuent de décortiquer les textes de ses...

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