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Nos Lecteurs ont la Parole

Dans l’œil de la cinquième dimension...

Entre Blaise Pascal au XVIIe siècle et Antonio Damasio au siècle actuel, notre compréhension de l’importance de nos émotions ne cesse d’évoluer. Blaise Pascal, l’un des plus grands penseurs de son époque, a exprimé que « les âmes propres à l’amour demandent une vie d’action qui éclate en événements nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux acheminement à la passion… La vie de tempête surprend, frappe et pénètre ». Plus récemment, Antonio Damasio, l’un des chercheurs contemporains les plus éminents en neurosciences, a considéré que « la volonté s’appuie sur l’appréciation d’un objectif, et cette appréciation ne peut avoir lieu si l’attention n’est pas tournée correctement à la fois vers la conséquence ennuyeuse immédiate et la conséquence heureuse future, à la fois vers la souffrance présente et la gratification future ». Ainsi, nous comprenons mieux l’importance de nos émotions dans la prise de décision, activité de base de la pensée rationnelle, ainsi que dans le remodelage de l’environnement, activité de base de notre subsistance.

Notre identité patriotique en tant que peuple libanais est perçue collectivement selon trois dimensions, en relation avec l’espace dans lequel nous vivons. Certains vestiges des siècles passés et certains monuments laissés par nos prédécesseurs témoignent de l’interaction entre ces trois dimensions de l’espace d’une part, et du temps d’autre part, conférant ainsi à ce dernier le statut d’une quatrième dimension. Cependant, que serait le temps sans les émotions qui lui attribuent sa signification, formant ainsi une cinquième dimension capable de plier et de déplier les axes du temps et de l’espace ? Cette cinquième dimension en perpétuel mouvement dans la vie d’un peuple devra inévitablement conduire, aujourd’hui ou à l’avenir, à une révolte, voire à une révolution conceptuelle de notre patriotisme.

Parmi les émotions qui continuent d’impacter nos esprits, le dégoût occupe une place prédominante. Le dégoût est une émotion très importante chez l’espèce humaine, ayant servi à sa préservation. Le dégoût provoqué par des sensations physiques telles que les mauvaises odeurs ainsi que les formes et les couleurs évoquant une maladie potentiellement contagieuse a contribué à maintenir la personne dégoûtée à l’abri du risque infectieux. Cependant, une forme plus importante de dégoût, le dégoût moral, a également contribué à préserver l’espèce humaine. C’est ce dégoût de la violation des principes éthiques appris, pouvant se mêler à un dégoût de soi, qui nous empêche de tuer, de mentir, de pratiquer l’inceste, de voler, etc. Le dégoût, surtout de type moral, joue le rôle de chef de file pour plusieurs autres émotions négatives, telles que la colère, la haine, le désespoir, la méfiance et bien d’autres. Depuis que notre perception de la réalité de notre pays nous a fait comprendre qu’il s’agit d’un foyer où prolifèrent la corruption, la discrimination, le déni, l’injustice, le malheur, la guerre et le pessimisme, nous ressentons physiologiquement une sensation de dégoût plus fortement moral que physique. C’est ce dégoût qui pousse de nombreux Libanais non intéressés par les conséquences de l’aggravation continue de cette situation à quitter le Liban ou à y rester en vivant dans leur « bulle », à l’abri de leur dégoût. Ces personnes ont parfois compris, au-delà de leur besoin d’évasion, que l’excès de dégoût pourrait les handicaper même dans leurs interactions les plus simples avec leurs proches.

Parmi les émotions qui ont contribué à aider l’humanité à surmonter la sensation de dégoût handicapante, l’amour occupe une place importante. Lorsqu’il s’agit d’un acte d’amour envers un fils, un conjoint ou un parent, un être humain est capable de tolérer le dégoût physique afin de rester proche de cet être cher, même si cela pourrait accroître le risque de contracter une maladie contagieuse. Dans le cadre de ce même amour envers un fils, un conjoint ou un parent, un être humain est prêt à tout faire pour ne pas ressentir le dégoût moral qui le plongerait dans un dysfonctionnement psychique éternel. L’amour joue le rôle de chef d’orchestre pour de nombreuses autres émotions positives telles que l’espoir, la confiance, la compassion, l’acceptation, la fidélité et bien d’autres. Cet amour ne se limite pas aux personnes connues d’un individu dans sa société, mais bien évidemment à tous leurs semblables, à ses semblables à lui, y compris ceux qui ne sont pas encore connus de la conscience de cet individu, constituant ainsi le socle de l’édifice patriotique. Jean-Jacques Rousseau considère qu’« il n’y aura jamais de bonne et solide constitution que celle où la loi régnera sur les cœurs des citoyens ». Dans un autre contexte, il affirma que « le même esprit guida tous les anciens législateurs dans leurs institutions. Tous cherchèrent des liens qui attachassent les citoyens à la patrie et les uns aux autres »… Il alla plus loin en écrivant à son amante : « Sophie, vous êtes l’arbitre de mon sort, vous le savez bien. Vous pouvez me faire mourir de douleur ; mais n’espérez pas me faire oublier les droits de l’humanité : ils me sont plus sacrés que les vôtres ; je n’y renoncerai jamais pour vous. » Ainsi, le continuum de l’amour de soi, de l’autre et de la patrie est un remède incontournable au dégoût, et sa diminution chez tous les constituants de la société libanaise expliquerait en grande partie la sensation envahissante de dégoût moral. Cette diminution de l’amour envers les compatriotes libanais découle directement de la diminution de l’amour envers soi-même en tant que libanais. Cependant, devant cette réduction de l’amour de soi, se réfugier dans l’exil ou dans une « bulle » à l’abri du dégoût envahissant ne fera qu’accentuer le fossé entre les Libanais qui suscitent le dégoût et ceux qui sont dégoûtés.

Pour mieux s’aimer et ne plus éprouver du dégoût, il est essentiel de commencer par bien comprendre : comprendre soi-même, comprendre autrui et comprendre notre patriotisme… Le temps et l’espace, à eux seuls, ne peuvent en aucune manière donner un sens à ce que nous vivons. Notre patriotisme trouve sa raison d’être au cœur d’une tempête d’émotions. Dans la perception de notre existence, ce que nous ressentons fait toute la différence entre ce qui a réellement un sens et ce qui n’a jamais pu exister. À l’abri du dégoût, ceux qui sont dégoûtés ne seront plus préoccupés par leur manque d’amour sombrant ainsi dans un repli antipatriotique. Ceux qui suscitent le dégoût se cloîtreront davantage sans réaliser que tout ce qu’ils entreprendront à l’avenir ne fera que maintenir notre nation dans les méandres de l’antiquité. Vivre sans l’amour en tant qu’émotion naturelle, en lien étroit avec le sens de notre existence, revient à vivre en dehors du temps, et malheureusement, pour une grande proportion, en dehors de l’espace. Si cela peut sembler un compromis acceptable pour certains, il est important de comprendre que cet équilibre fragile ne se trouve ni dans une petite « bulle » à l’intérieur du Liban ni dans une grande « bulle » ailleurs sur la planète... En réalité, cet équilibre se trouve dans l’œil de la cinquième dimension !

Chef de service de psychiatrie à l’Hôtel-Dieu de France.

Professeur associé à la faculté de médecine de l’Université Saint-Joseph

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Entre Blaise Pascal au XVIIe siècle et Antonio Damasio au siècle actuel, notre compréhension de l’importance de nos émotions ne cesse d’évoluer. Blaise Pascal, l’un des plus grands penseurs de son époque, a exprimé que « les âmes propres à l’amour demandent une vie d’action qui éclate en événements nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut aussi que...

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