Le tartan Etro automne-hiver 2023-2024. Photo DR
Appropriation culturelle ? Même ce tabou est hors sujet quand on parle de tartan. Ce tissu caractéristique de l’Écosse et des traditions celtiques en général est devenu universel, notamment depuis sa récupération par le mouvement punk et le sort que lui a jeté Vivienne Westwood dans les années 1970. Le tartan est le vêtement de cérémonie de la famille royale britannique depuis 1822, année où le roi George IV effectue une visite historique en Écosse, devenant ainsi le premier monarque britannique à y séjourner depuis plus de deux siècles. Pour marquer l’occasion, il avait porté des tenues en tartan lors de ses visites et de ses événements officiels en Écosse. Dès lors, le port du tartan par la famille royale a un rôle symbolique important dans la promotion de l’unité et de l’identité du Royaume-Uni. Il acquiert ainsi une dimension formelle et politique dont les rébellions feront leur miel.
Dans les années 2010, Miuccia Prada, l’une des créatrices les plus engagées politiquement, voire positionnée communiste, entreprend une campagne de transparence en respect pour les travailleurs qui collaborent à la confection des produits de ses deux marques, Prada et MiuMiu. Le tartan de ces collections porte sur ses étiquettes un fier « Made in Scotland », ce qui est en soi une manière de distinguer l’Écosse du reste du Royaume-Uni.
Vivienne Westwood et le tartan à rebours
Ainsi du mouvement punk, qui a émergé dans les années 1970. Principalement en révolte contre les normes sociales et culturelles établies, les punks portent le tartan comme une manière délibérée de détourner ces codes en se les réappropriant. La créatrice de mode Vivienne Westwood a joué un rôle significatif dans l’utilisation du tartan dans le contexte de la mode punk et de la mode britannique en général. Revisitant le tartan traditionnel écossais, elle le déstructure, joue avec ses volumes, ses plis et ses longueurs, et le réinterprète de manière subversive, avec des couleurs vives et contrastées et des jeux avec les motifs. Cette réappropriation a aidé à propulser le mouvement punk en tant que force culturelle et artistique, en particulier à travers sa collaboration avec Malcolm McLaren, le manager des Sex Pistols. Associé par les punks à des vêtements déchirés et des cuirs noirs, le tartan est devenu un symbole emblématique de ce mouvement écologique et antiestablishment britannique, en grande partie grâce à Westwood. La créatrice chahute notamment le kilt pin, un bijou chargé de symboles qui se porte généralement sur le coin inférieur du tablier du kilt et le transforme en épingle à nourrice.
Alexander McQueen et le tartan comme récit historique
À son tour, le créateur Alexander McQueen s’approprie le tartan dans sa dimension politique de manière récurrente, notamment dans ses collections Highland Rape et, en 2006, Widows of Culloden. Cette collection en particulier, point d’orgue de l’émouvante exposition rétrospective « Savage Beauty » consacrée au couturier après son suicide, était profondément influencée par l’Écosse et l’histoire des Highland Clearances (déplacements forcés de la population rurale des Highlands ) du XVIIIe et du XIXe siècle. Widows of Culloden est un hommage aux Highlanders et à leur histoire de déplacement et de résistance. Dans cette collection, on voit la dentelle ronger en quelque sorte le tartan. Souvent associée à la féminité et à la délicatesse, la dentelle est ici utilisée par Alexander McQueen pour créer un contraste saisissant avec le tartan robuste et masculin, évoquant ainsi la fragilité et le deuil des femmes affectées par les Clearances, cette campagne agressive menée contre les Highlanders par des propriétaires terriens écossais et anglais cherchant à maximiser leurs profits en convertissant les terres des Highlands en pâturages pour l’élevage de moutons, au détriment des terres agricoles des clans écossais. À la suite des Highland Clearances, les communautés traditionnelles ont été brisées, la culture gaélique a été affaiblie, et de nombreuses familles ont perdu leurs terres et leurs moyens de subsistance.
La jupe écossaise, le kilt, fait partie des basiques de Dior pour l'automne-hiver 2023-24. Photo Dior
Burberry et le tartan marketing
Précurseur, le label Burberry a créé son propre motif de tartan, connu sous le nom de « Burberry Check », vers 1920, comme doublure de son célèbre trench autant qu’en cache-nez assorti. La création du motif Burberry Check était en grande partie liée à des besoins pratiques et à l’identification de la marque. C’était à la fois une signature et une mesure pratique pour prévenir la contrefaçon. Ce motif à carreaux rappelait également les origines britanniques de la marque, renforçant ainsi son image en tant que maison de couture britannique emblématique. Les directeurs artistiques successifs de Burberry n’ont jamais cessé de jouer avec ce motif, tantôt grossi, tantôt réduit, tantôt découpé. Au-delà d’un argument marketing, le tartan devient à travers Burberry un symbole de la mode britannique.
Oncle Picsou et le tartan politiquement incorrect
Oncle Picsou, le tartan inattendu : connu sous le nom de tartan McPicsou, ce motif à carreaux est associé à l’oncle Picsou (Scrooge McDuck en anglais), un personnage du dessin animé Donald Duck de l’univers Disney. Ce tartan n’a pas été créé ou enregistré par Disney dans le sens traditionnel d’un motif de tartan écossais, mais il a été développé pour donner une identité visuelle unique à l’oncle Picsou, célèbre pour son sens de l’économie poussé jusqu’à l’avarice, un trait socioculturel à l’époque attribué aux Écossais.
Le tartan McPicsou est généralement composé de bandes rouges et noires sur un fond jaune. Un bonnet lui est assorti. Créé pour ajouter de la personnalité et de la singularité au personnage de l’ncle Picsou, ce tartan est devenu un élément emblématique de son apparence. Il a été enregistré au catalogue officiel des tartans d’Écosse.
Pull Burberry autome-hiver 2023-24. Photo Burberry
Le piper de la reine et le tartan nostalgie
On comprend que, tant dans sa dimension esthétique que politique, la présence récurrente du tartan dans la mode n’est pas anodine. Le tartan revient dans les collections par poussées, selon que la laine connaisse des années grasses ou maigres, ou que l’air du temps soit à un désir de visibilité. L’hiver 2024 sera clairement une année tartan. Le 8 septembre 2022, la reine Elizabeth II décède. Le monde commençait à la croire éternelle, ce qui a ajouté à l’émotion suscitée par sa disparition.
En marge des fastes des obsèques royales, le moment le plus troublant fut sans doute, comme une vague de lumière crépusculaire tombant sur le cercueil de la reine, le major Paul Burns, sonneur de cornemuse attitré d’Elizabeth II, préposé à la sonnerie du réveil de la souveraine, jouant cette fois Sleep, Dearie, Sleep (Dors, chérie, dors). Vêtu du tartan impressionnant des grandes cérémonies, il se retourne et se dirige lentement vers la sortie de l’abbaye de Westminster où, peu à peu, l’on n’entend plus que l’écho de la musique qui s’éloigne. On sait que les collections sont conçues longtemps à l’avance et présentées un an avant leur commercialisation. Mais on peut se demander si la fameuse intuition des créateurs n’a pas joué une fois de plus dans ce désir de tartan auquel la mode répond cet hiver tout de nostalgie et d’attachement aux traditions, malgré ou grâce aux récupérations et interprétations heureuses ou malheureuses qui en sont faites.
