D’abord, Eric Ritter, directeur artistique du label libanais de mode éthique et durable Emergency Room, poste sur son compte Instagram un curieux document où on le voit laver un cadre sous une douche sommaire. Non, il ne fait pas le ménage de son atelier. Il réalise des sérigraphies pour son invitation au défilé. Des tee-shirts imprimés à la main qui vont être distribués aux quatre coins de la ville. On y lit : Emergency Room, The Beirut Show, avec Dana Zeineddine, Hoedy Saad et Joseph Kiwan, jeudi 9 mai 2024, palais Sursock.
L'événement, organisé dans le cadre du programme Beryt et parrainé par diverses organisations, dont l'association du palais Sursock, présentait ce jour-là des collections issues d’une collaboration entre Emergency Room et des créateurs basés à Beyrouth, mettant en valeur des modèles uniques à la croisée du recyclage et de l’artisanat local.
Dana Zeineddine, fondatrice de la marque Linen LB, a mis en avant son expertise en matière de corseterie en créant des pièces singulières qui redéfinissent les silhouettes traditionnelles. Sa collection comprenait des corsets adaptés en gilets, chemises, bustes, jupes et autres, tous fabriqués à partir de matériaux de récupération, mettant ainsi l'accent sur la durabilité et la créativité.
Hoedy Saad, fondateur de la marque Siliqone, est déjà connu pour ses créations et ses performances qui repoussent les limites. Il a rejoint les collaborateurs d’Emergency Room dans leur atelier pour réaliser des modèles surprenants avec des éléments en forme de cônes apposés à des vestes, des corsets, des robes et des costumes. Sa collection incarne une esthétique graphique et audacieuse, en résonance avec la vision d'Emergency Room, qui célèbre l'individualité et l'expression de soi.
Joseph Kiwan, pour sa part, a présenté une collection de huit modèles couture fabriqués à partir de matériaux recyclés tels que la fourrure, la dentelle vintage et les bijoux de récupération. La contribution de ce jeune créateur fort d’une excellente maîtrise du savoir-faire couture, a mis en évidence le sens artistique et l'innovation unique que peut offrir la production artisanale.
« Au lieu de nous affronter, travailler ensemble »
« D’abord je suis très très content d’avoir pu réaliser ce vœu de mettre en place un deuxième défilé à Beyrouth », confie Eric Ritter à L’Orient-Le Jour. « Les défilés sont des moments de partage où beaucoup de choses sont transmises. C’est très important pour moi et pour l’industrie en général. C’est un manque à Beyrouth où on n’a pas assez de défilés, ni de lieux où l’on peut parler, partager des idées », ajoute-t-il. « L’essentiel est pour moi d’avoir réussi ce défi de faire travailler des gens ensemble, d’initier des collaborations ce qui, quelque part, est un peu contre nature dans le domaine de la mode. Nous étions plusieurs à vraiment voir les choses de cette façon : au lieu de nous affronter, travailler ensemble. Ce dont résultent beaucoup de belles choses et beaucoup de bien. C’est quelque chose que je fais depuis longtemps, mais je le fais aujourd’hui encore plus clairement qu’avant. Nous avons présenté trois collections avec trois créateurs différents et toute une équipe qui a travaillé sur toutes les volets de l’événement, de la production du show au casting des mannequins, de la communication à la coiffure et au maquillage… Cela fait une foule à gérer, en faisant en sorte que tout le monde soit là, de bon cœur, sachant qu’on a parfois du mal à les rémunérer… J’espère pouvoir continuer à faire ça, et pouvoir être au rendez-vous, année après année, même si c’est loin d’être évident », poursuit le couturier.
« Des pièces magnifiques, très couture, entièrement faites de matériaux récupérés »
Sur l’idée et l’organisation de ce défilé, Eric Ritter indique qu' Emergency Room a fait un appel à candidatures. Plusieurs designers se sont présentés. « Nous les avons rencontrés et nous en avons choisi trois avec lesquels nous avons pressenti que nous pouvions travailler sur ce projet. Ce sont des gens qui pouvaient apporter quelque chose de différent de ce que nous faisons d’habitude, mais dans le respect de nos valeurs et processus, essentiellement l’« upcycling », ou surcyclage », précise-t-il en donnant l'exemple de Dana Zeineddine qui a appris toute seule à faire des corsets en transformant des chemises et des polos. « Elle apporte une énergie très féminine, ce qui n’est pas forcément ce qu’on fait d’habitude. J’étais curieux de voir ce que nous pouvions développer ensemble », commente Ritter. « Hoedy Saad est un performeur, danseur, qui donne des shows dans des boîtes de nuit, avec toujours des costumes déjantés. Il s’habille tantôt en papillon, tantôt en poisson, en scarabée ou en serpent. Il a toujours fait ses costumes lui-même et cette énergie m’intéressait aussi », souligne celui qui avait envie « de voir comment on pouvait l’intégrer dans une collection. Nous avons travaillé ensemble sur des tailleurs hérissés de cônes et de piques qui sortent des côtés, des épaules, des hanches, quelque chose qui se situe dans notre ligne habituelle, très construit, très graphique, mais plus festif, dansant, frimeur. » Enfin, Joseph Kiwan qui a toujours travaillé avec plein de gens, dont Emergency Room. « C’est un grand travailleur, un créateur en qui je me retrouve moi-même. Il a développé des pièces magnifiques, très construites, très couture, entièrement faites de matériaux récupérés. Il donnait à voir huit robes de soirée à couper le souffle », note Ritter à son égard.
Le directeur artistique du label réaffirme sa volonté de cocréer avec les designers. « Nous avons réfléchi ensemble sur leurs idées. Nous y avons ajouté notre expertise. Il a en résulté une très belle collection », estime celui qui a été notamment soutenu par le programme Beryt, un programme lancé par l’Unesco et développé par LiveLoveBeirut. « Beryt attribue des fonds à la scène culturelle de Beyrouth. Nous avons présenté ce projet dans ce cadre-là, pour pouvoir financer ce show. J’espère pouvoir financer ce show d’une manière ou d’une autre l’année prochaine. Même si un grand nombre de participant étaient bénévoles, y compris certains photographes, on ne peut pas faire travailler les gens sans salaire ! » conclut Eric Ritter.
Au cœur de la nuit beyrouthine, en ce printemps qui sait se faire doux sur la ville, flottaient, dans une lumière qui glissait du bleu au rouge, les accents d’une musique nostalgique. Des mannequins alanguis, un rien désarticulés, glissaient sur le marbre blanc quadrillé de noir du grand salon du palais. Entre deux rangées de spectateurs où se côtoyaient les membres de la jeune communauté artistique, défilaient des pièces tantôt sensuelles, tantôt déjantées, mais remarquables par la rigueur du savoir-faire qui les sous-tend. Ce travail collaboratif révèle une classe de créateurs de haut niveau et promet une belle suite à l’histoire déjà bien riche de la couture libanaise.