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Lifestyle - Sahtein

La kebbé à travers les générations

Cet article fait partie de « Sahtein », une série consacrée au patrimoine culinaire lancée dans « L’Orient Today ». Du confort de la cuisine familiale à la « street-food », nous vous proposons cette promenade sensorielle à travers l’histoire culinaire riche et savoureuse du Liban. Dans l’édition d’aujourd’hui, nous nous penchons sur les origines de la kebbé, un élément essentiel de notre cuisine.

La kebbé à travers les générations

Une variété de kebbés servies au restaurant Joulia. Photo João Sousa

La nourriture nous raconte l’histoire de notre héritage préservé grâce aux recettes que nous apprécions encore. Chaque jour, nous le consommons, sans même en connaître l’histoire, au sens figuré comme au sens propre. Les recettes sont vivantes, elles voyagent au gré du temps, conservent certains ingrédients, en perdent d’autres en cours de route. Mais surtout, la nourriture que nous consommons nous en dit beaucoup sur nous-mêmes. Elle nous décrit, parfois malgré nous, dans une sorte de « dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu crois ».

S’il fallait la résumer en un seul mot, ce serait « polyvalent ». Bien plus qu’un plat, la kebbé inclut une large gamme de plats qui peuvent être consommés crus, frits, bouillis, cuits au four, grillés, superposés, farcis, étalés dans une poêle, découpés en rondelles, fourrés à la viande ou même végétaliens. Dans sa forme la plus connue, elle est préparée à partir d’un mélange de boulgour et de viande, mais il n’y a pas de limite aux recettes et tous les ingrédients peuvent être remplacés.

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Déterminés à retracer l’histoire de ce pilier emblématique de la cuisine libanaise, nous avons rencontré Jad Abdallah, connaisseur et propriétaire de Joulia, un restaurant spécialisé qui sert des variétés traditionnelles et contemporaines du plat depuis 2022. Niché dans une rue tranquille du quartier Tabaris à Achrafieh, ce joyau caché, un peu « cuisine de grand-mère », mêle élégamment la tradition des vieux villages et les nouvelles saveurs de la ville.

Lorsqu’on lui demande pourquoi il a ouvert un restaurant exclusivement dédié  à cet ingrédient, il répond simplement : « Parce que nous sommes de Zghorta. » Tout est dit.

Jad Abdallah, propriétaire du restaurant Joulia ouvert en 2022. Photo João Sousa

« La kebbé est un reflet de notre histoire. Nous venons des montagnes, les paysans et les habitants étaient nombreux. Ils avaient surtout du boulgour et de la viande de chèvre qu’ils mélangeaient. Dans d’autres régions du Liban, ils ajoutent des épices spéciales et d’autres ingrédients. Nous ne faisons pas cela. À Zghorta, c’est très simple : de la viande, du boulgour. Et du sel. C’est tout. Pas d’épices », explique-t-il. « Je tiens mes recettes de ma mère, et ma mère de ma grand-mère, qui s’appelle Joulia et qui a donné son nom à l’établissement », tient-il à clarifier.

Au menu, « la kebbé classique zghartawiyé, et d’autres revisitées avec une touche d’originalité. Quelques options végétaliennes telle la kebbet hommos, que nous préparons à Zghorta pendant le carême. Et celle au potiron, bien sûr ».

Pour en savoir plus sur le secret de la célèbre kebbé de Zghorta, Jad nous a indiqué notre deuxième étape, située à quelques heures au nord, dans sa ville natale.

 La « capitale de la kebbé » au Liban

Après un long trajet depuis Beyrouth, dans un chemin sinueux à travers les montagnes et la verdure, arrivée à Ehden, la station estivale des habitants de Zghorta, par un samedi matin ensoleillé du mois d’août. Ici, et surtout à Furn Ashana, la kebbé est un aliment sacré. C’est là que Boulos Ashana nous confie : « Où que vous alliez à Zghorta, vous trouverez de bonnes kebbés, nous sommes connus pour cela. Nos fours spéciaux en sont la cause. C’est notre secret, la chaleur (heb) est différente. »

Depuis 20 ans, Ashana, originaire de Zghorta, gère son four communal, presque exclusivement réservé à la cuisson de la kebbé. L’été il travaille à Ehden et l’hiver à Zghorta.

À notre arrivée, nous le trouvons en pleine action, glissant dans le four des plateaux préparés par des chefs locaux et en sortant d’autres, visiblement cuits à la perfection. Il est tellement occupé qu’il n’arrive jamais à finir une cigarette : son cendrier est rempli de mégots à moitié fumés.

Des plateaux de kebbé du four d’Ashana. Photo João Sousa

Le phénomène de la kebbé communautaire est aujourd’hui propre à Zghorta et Ehden. Autrefois, des fours comme celui que dirige Boulos existaient dans presque tous les 7ay (quartiers). Il n’en reste qu’une poignée, reflets d’une tradition de la vie rurale libanaise en voie de disparition, perpétuée aujourd’hui par une poignée de personnes vieillissantes. 

« Cet aliment remonte à l’époque de nos ancêtres, mais je ne connais pas son origine », explique Ashana, en glissant un plateau de kebbé en couches dans le four en briques. « On dit que la nayyé (kebbé crue) date de l’époque des Ottomans. Lorsqu’ils sont arrivés à Ehden, les chrétiens, qui possédaient des chèvres, se sont réfugiés dans les montagnes. Ils ne pouvaient pas allumer de feu pour cuisiner afin de ne pas se faire prendre. C’est pourquoi ils ont commencé à manger la viande crue. Et lorsqu’un homme ne pouvait pas manger les morceaux de viande parce qu’il était édenté, il les a pilés avec un pilon et un mortier. »


Quand est-ce que la kebbé est devenue « libanaise » ?

Alors que le Pr Graham Pitts, un historien américain de l’alimentation, de la famine et de l’environnement, travaillait sur un projet de livre sur la famine au Liban, il s’est heurté à un obstacle de taille : le manque de travaux universitaires sur l’histoire de l’alimentation libanaise. C’est pourquoi, en collaboration avec d’autres chercheurs de divers domaines, il a écrit le livre « Making Levantine Cuisine: Modern Foodways of the Eastern Mediterranean ». Le premier chapitre du livre s’est penché sur la kebbé. Bien qu’elle ne soit pas l’apanage du Liban, puisqu’il existe des variantes en Syrie et en Palestine, elle est « la quintessence de la cuisine levantine », affirme-t-il.

« Jusqu’aux années 1950, personne ne parlait de la cuisine libanaise comme d’une cuisine distincte de la région du Levant. » Il explique qu’en dépit de son appartenance à l’Empire ottoman depuis le début du XVIe siècle, le Levant possède sa propre culture alimentaire. La kebbé, par exemple, y était courante partout au XIXe siècle, mais pas dans l’ensemble de la sphère ottomane. Ce n’est qu’au cours de la seconde moitié du XXe siècle que les auteurs de livres de cuisine ont commencé à désigner la cuisine « libanaise » comme distincte du reste de la cuisine levantine. La première mention se trouve dans celui de l’ancien ministre du tourisme Georges al-Rayyis, Kitab Fann al-Tabkh (« L’art de la cuisine »), publié en 1951, contenant 16 recettes de kebbé. Après la guerre civile, une nouvelle ère de livres de cuisine s’est imposée et a redéfini la cuisine libanaise.

Dans Min Turath Lubnan (« De l’héritage du Liban »), le premier chef de la télévision arabe, feu Ramzi Choueiri, avait répertorié 37 recettes de kebbé, chacune associée à un village du Liban. Sa préférée, selon une interview accordée au début de l’année à L’Orient Today est « la kebbé nayyé », crue.


Autrefois vs aujourd’hui

Retour au four d’Ashana. Ici, la plupart des gens déposent leur plateau et partent faire d’autres courses. Certains s’attardent, observant avec plaisir la cuisson. Parmi eux, Sarkis Fenianos, qui a apporté un « très grand plateau » cette semaine pour « en ramener à Beyrouth avec les enfants ». « Deux couches farcies de viande, de pignons de pin et d’oignons caramélisés. » Ashana glisse le plateau dans les flammes.

« Ils ne font plus rien comme avant... explique Fenianos. Ils avaient l’habitude de piler la viande à l’aide d’un jeren (pilon et mortier). Tout le monde en possède encore par ici, mais ils les gardent comme décorations. Aujourd’hui, on achète la viande hachée au magasin. »

Il explique que les fours communaux fonctionnaient au jefet (restes d’olives) avant que le mazout, un combustible brut, ne soit largement répandu. « Ma femme utilise la nouvelle méthode. Mais l’ancienne façon de faire donnait un goût différent. C’est incomparable. » Et Ashana de préciser : « La nouvelle génération n’essaie pas d’apprendre la fabrication du plat. Il n’y a que l’ancienne génération de dames âgées. Et même elles ne le font même plus comme avant. »

« Tout le monde a des fours à la maison. Lui possède des restaurants et plein de fours », dit Ashana en pointant un client, « mais il fait sa kebbé ici, parce que c’est différent ». Il fait un geste vers Mark Yammine, qui l’observe d’un œil curieux. Ce dernier est propriétaire de Le’mé Zghertewiyé, un restaurant qui sert des spécialités maison.

C’est ainsi qu’il nous invite à le suivre et nous propose une démonstration de la fabrication des qras (disques de kebbé farcis), une spécialité unique de la région. Le restaurant est un lieu convivial et confortable, avec une vue imprenable sur la vallée. Les murs sont ornés de portraits en noir et blanc, des images du passé : un concours de kebbés à Ehden dans les années 1950, la mère et la tante de Mark portant des plateaux, des femmes réunies autour d’une table en train d’éplucher des oignons, une vieille femme le bras levé au-dessus de la tête, un pilon à la main, prête à piler la viande.


Images du passé, sur les murs du restaurat Le’mé Zghertewiyé. Photo João Sousa

Dans la cuisine animée, diverses variétés sont en préparation : des coquilles de kabkoub façonnées, farcies et soigneusement déposées sur un plateau, et une cuve de kebbé labaniyeh (au yaourt) en pleine ébulition. Tanya façonne des dômes avec ses mains, remplit un côté de graisse (suif) et d’oignon, puis fusionne les deux côtés ensemble. Ces kebbet qras, la spécialité la plus connue de Zghorta, seront prêts pour le barbecue.

Tanya Doueihy pétrit la kebbé en forme de dôme. Photo João Sousa

Mark découpe les plats cuits sur un plateau et les place sur une assiette pour que nous puissions les déguster. « Tous les dimanches, il fallait qu’il y ait de la kebbé », explique-t-il, reprenant les propos de presque toutes les personnes que nous avons interrogées dans la ville. « À l’époque, on pouvait entendre le martèlement des pilons dans tout le village », évoque-t-il.

Et lorsqu’on demande à Tanya et Mark si leurs fils – dont l’un est chef cuisinier professionnel – poursuivront la tradition, il répond : « Pour l’instant, nous sommes, bien heureusement, en bonne santé. Mon fils cuisinier prépare des plats traditionnels, mais aussi des plats occidentaux. » « Va-t-il continuer ? Je ne sais pas ce qui se passera plus tard », répond la mère.

Retour à Beyrouth. Jad Abdallah accueille les clients à la terrasse de son restaurant. Un auvent bleu azur, portant l’inscription « Joulia » dans une typographie élégante, s’étend au-dessus de nos têtes. Les clients dégustent leur plat en bavardant et en buvant du vin.

« Ma grand-mère Joulia avait un petit restaurant simple, se souvient-il. Un restaurant libanais à Zghorta. Sa recette était spéciale. Elle l’avait apprise de sa mère. » Il marque une pause. « Ce qui la rendait si bonne, c’est qu’elle était très simple. Et quand j’ai appris à la faire, je l’ai gardé telle quelle, pour préserver l’histoire et l’héritage. Elle perpétue notre identité. »

Cet article est paru dans l’Orient Today en anglais le 16 septembre

La nourriture nous raconte l’histoire de notre héritage préservé grâce aux recettes que nous apprécions encore. Chaque jour, nous le consommons, sans même en connaître l’histoire, au sens figuré comme au sens propre. Les recettes sont vivantes, elles voyagent au gré du temps, conservent certains ingrédients, en perdent d’autres en cours de route. Mais surtout, la nourriture que...
commentaires (3)

J’y retrouve le goût de la kebbeh de ma mère Yola , qui excellait pour la kebbeh au four avec couches pignons oignons … c’est vrai que ses parents de El Mina Tripoli estimaient à Ehden alors …..

RIOU jean francois

07 h 42, le 24 septembre 2023

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Commentaires (3)

  • J’y retrouve le goût de la kebbeh de ma mère Yola , qui excellait pour la kebbeh au four avec couches pignons oignons … c’est vrai que ses parents de El Mina Tripoli estimaient à Ehden alors …..

    RIOU jean francois

    07 h 42, le 24 septembre 2023

  • ca va bien avec un ver d'arak ...

    Stes David

    18 h 32, le 23 septembre 2023

  • On a tendance à être fanfaron même en cuisine. Un peu d’humilité nous renseignerait que la kebbeh est en fait libanaise car mangée au Liban, mais c’est une tradition culinaire régionale. L’ingrédient essentiel, le boulgour, a un nom turc, tout comme la kebbeh elle-même et d’autres spécialités de chez nous comme le kishk, la kafta, etc. Tous ces mots ont des racines turquique (des langues apparentées au turc). La cuisine est un brassage. Quant au mythe de l’origine de la kebbeh crue, les gens du sud ou ceux de Beyrouth avaient-ils les mêmes enjeux?

    Michael

    01 h 15, le 23 septembre 2023

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