« Ce qu’il faut au Liban, et pour le Liban, c’est un président qui rassemble le peuple et le conduise sur la voie de la réédification de l’État. Que de fois cette miraculeuse recette nous a été recommandée par le monde étranger ! Elle nous a été serinée sur tous les tons et dans toutes les langues, de l’anglais au farsi en passant par le français et tous les idiomes et accents de l’arabe. Accordé, adjugé, toutes ces exhortations reflètent indéniablement la voix de la raison. Encore faut-il prendre bien garde aux écueils que recouvrent ces mélodieux chants de sirènes.
Tout d’abord, ce président de tous, paré d’un assortiment archicomplet de qualités, n’est-ce pas plutôt un mythe quasiment universel, et encore plus dans un pays comme le nôtre, en proie aux rivalités confessionnelles et même sectaires ? Le Liban a certes connu plus d’un grand chef de l’État ; nul d’entre eux pourtant n’a jamais fait l’unanimité des citoyens, du moins de son vivant. Fort heureusement, les élites nationales, les vraies, ne manquent pas de personnalités hautement estimées et qui pourraient fort bien s’avérer de sincères fédérateurs, d’habiles artisans capables de recoller le cristal libanais. Le contraire, évidemment, peut tout aussi bien se produire, et d’ailleurs, les annales présidentielles n’ont pas manqué, elles non plus, d’amères déceptions ; mais ce sont là les aléas – pour ne pas dire les risques – inhérents, sous toutes les latitudes, à cette démocratie que nous nous targuons mensongèrement de pratiquer, et même d’idolâtrer.
On en vient ainsi à cette pernicieuse hérésie voulant que le choix d’un président soit désormais le résultat non plus d’une élection régulière dans l’enceinte du Parlement, mais d’un large consensus auquel parviendraient au préalable les forces politiques. Scandaleusement anticonstitutionnelle est d’abord cette tendance inaugurée en 2008, lors de la conférence de Doha, et devenue en ce moment matière à remake. De précédent en précédent, l’anomalie menace de devenir tradition, de finir par faire jurisprudence et supplanter la loi fondamentale, laquelle ne souffre aucun conflit d’interprétation quand elle définit les modalités du scrutin présidentiel.
Inique, cette déviation l’est aussi parce qu’elle affecte insidieusement la plus haute charge du pays vouée, aux termes du pacte national de 1943, aux maronites. Que l’on attende du président qu’il soit celui de tous les Libanais et non de ses seuls coreligionnaires, cela tombe sous le sens, cela crève même les yeux ; mais comment diable prétendre l’empêcher d’être à l’écoute des aspirations ou hantises de sa propre communauté, de les inclure au nombre de ses préoccupations et responsabilités nationales, à l’heure où s’affrontent dangereusement les frénésies religieuses ? Pire encore, s’il doit nécessairement être l’élu de tous, ce président ne serait-il pas en réalité l’obligé, l’otage, le prisonnier du cartel politique qui l’a installé au palais de Baabda ? N’aurait-il pas en somme rejoint, dans leur viscérale impuissance, ces cabinets d’unité devenus la norme au Liban, en violation du jeu démocratique, et où l’on voit les contraires siéger au sein même du gouvernement, le condamnant ainsi à la paralysie ?
Là n’est pas encore le plus inquiétant. Compte tenu de la mentalité férocement mercantile et clientéliste animant le gros de l’establishment politique libanais, on se doute bien que les tractations projetées entre divers blocs n’auront pas pour principal objet les aptitudes du futur chef de l’État, mais plutôt la part de pouvoir et d’influence qui leur reviendra sous son régime. À titre de simple échantillon, ce n’est pas la décentralisation administrative que convoite en réalité le Courant patriotique libre en échange de ses suffrages, mais la perpétuation de sa désastreuse mainmise sur le secteur de l’Énergie. De même, et bien davantage que pour la promotion de la cause chiite, c’est pour garder cadenassé le placard aux cadavres que le mouvement Amal ne voudra jamais se départir du ministère des Finances.
En dépit des sanctions américaines qui ont frappé les chefs ou lieutenants de ces deux formations, c’est à de telles considérations que tiennent les choses. C’est à bien basse altitude que l’on vole au Liban…