Après avoir traîné les pieds pendant des années, les dirigeants libanais avancent désormais au pas de course pour mettre de l’ordre dans les finances publiques. Déjà bien en retard par rapport aux délais constitutionnels, le projet de budget, ou de loi de finances, de 2023 que le Conseil des ministres a adopté avec ses modifications le 15 août a été transmis lundi au Parlement. L’exécutif prévoit aussi de se pencher sur l’examen de l’avant-projet de budget de 2024 qui lui a été remis la semaine dernière par le ministère des Finances, le texte pouvant être soumis dans les temps au vote du Parlement, ce qui serait une première depuis des lustres.
À ce stade, il est donc très probable que les deux budgets en question soient votés avant la fin de l’année, bien que rien n’empêche que les députés fassent finalement l’impasse sur celui de 2023, comme ils l'avaient précédemment fait pour celui de 2021.
Si le premier scénario se produit, le budget de 2023 commencera à produire ses effets dès son entrée en vigueur, comme cela avait été le cas pour celui de 2022, publié le 15 novembre dernier au Journal officiel avec certaines mesures rétroactives qui ont donné des maux de tête aux experts-comptables. Et celui de 2024 commencera à s’appliquer dès janvier.
Désert de réformes
Si les intentions du gouvernement sont en apparence louables, le problème vient, comme souvent, du fond des textes concernés, souligne l’avocat fiscaliste et membre de l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables (Aldic) Karim Daher.
« Qu’il s’agisse du budget de 2023 ou de 2024, il n’est question que d’ajuster les impôts et taxes à la dépréciation de la monnaie nationale et, dans une moindre mesure, les rémunérations et autres indemnités des fonctionnaires (qui sont d’ailleurs mécontents des propositions faites, NDLR), ainsi que les dépenses nécessaires pour assurer le fonctionnement a minima des institutions et services de l’État », résume-t-il à L’Orient-Le Jour.
La livre libanaise a perdu 98 % de sa valeur depuis le début de la crise multiforme dans le pays en 2019. Mais ce n’est qu’avec le budget de 2022 que les autorités ont entamé le processus d’ajustement du taux officiel, resté bloqué à 1 507,5 livres pour un dollar, à celui du marché. Ce taux a été relevé en février 2022 à 15 000 livres, mais certains impôts et certaines taxes sont aujourd’hui relevés à des niveaux alignés sur le marché ou sur la plateforme Sayrafa de la Banque du Liban (BDL) qui s’en rapproche. D’autres peuvent carrément être prélevés en monnaie étrangère depuis 2022.
Le projet de budget de 2023 et l’avant-projet de 2024 semblent avoir pour seul objectif de poursuivre cet effort, qui fait partie, certes, des réformes réclamées par le Fonds monétaire international (FMI) à qui le Liban a demandé une aide financière, « mais qui est une fois de plus imposé au mépris de l’équité fiscale et des règles constitutionnelles », analyse Me Daher. « Les impôts et taxes sont légèrement en deçà de ce qu’ils pesaient avant la crise. Le problème, c’est qu’il n’y a rien dans l’un ou l’autre des projets de budget qui prenne en considération l’état de délabrement des services publics, rien qui permette de donner un signal aux investisseurs que l’État tente d’améliorer l’environnement des affaires, aucune étude d’impact, rien sur la façon de financer le déficit ou de soutenir la dette de façon durable, alors que le pays est en défaut de paiement », énumère-t-il. Et de conclure : « C’est un déluge d’ajustements de taxes sur un désert de réformes et d’idées. Il n’y a, une fois de plus, aucune vision ni stratégie visible, et les dépenses d’investissement sont quasiment inexistantes par rapport à celles de fonctionnement. » Contacté pour défendre l’approche du gouvernement, le ministre sortant des Finances, Youssef Khalil, n’a pas répondu à nos sollicitations.
L’avocat fait en outre remarquer que l’avant-projet de 2024 part du principe que le budget de 2023 a été adopté tel quel par le Parlement, ce qui est loin d’être acquis à ce stade. Un choix qui pourrait trahir, selon lui, une volonté de l’exécutif de faire passer en force la première de ces deux lois de finances. « Cela se voit notamment au niveau des tableaux comparatifs qui relaient les données de ce dernier projet de loi tel qu’il a été approuvé par le Conseil des ministres », note-t-il.
La part du lion de la TVA
L’Orient-Le Jour était déjà revenu sur une partie des mesures adoptées dans le projet de budget de 2023, lorsqu’il était encore au stade d’avant-projet. Son successeur, que nous avons passé en revue avec le concours de Me Daher ainsi que d’une source du Rassemblement des dirigeants et chefs d’entreprise libanais (RDCL), prévoit, lui aussi, un florilège d’ajustements des impôts et des taxes. La TVA y bénéficie d’un traitement particulier, afin de lui permettre d’atteindre l’objectif prévu de 34 % des revenus totaux et de 43 % des recettes fiscales, ce qui en fait une des principales sources de revenu de l’État. Me Daher rappelle qu’il s’agit d’un impôt indirect et régressif, soit qui impose une contribution plus lourde pour les contribuables modestes que pour ceux qui sont aisés et ce, en dépit des nombreuses exemptions dont bénéficient des produits de première nécessité. Il met également en avant le fait que le ratio d’impôts indirects régressifs (tous confondus) a particulièrement augmenté dans l’avant-projet de 2024, avec un ratio de deux tiers, alors qu’il était légèrement favorable aux impôts directs, notamment suite à un ajustement en 2017 sur l’imposition des plus-values immobilières et des rentes.
• Comme nous l’avions annoncé la semaine dernière, la TVA va être relevée d’un point, pour atteindre 12 %, une mesure introduite par l’article 20.
• L’article 18 va plus loin et assujettit à la TVA les personnes physiques ou morales organisant une soirée publique, un concert ou n’importe quelle manifestation de ce type, peu importe leur chiffre d’affaires annuel. En théorie, cette mesure pourra ainsi s’appliquer aux ONG qui organisent des soirées pour lever des fonds à des fins caritatives.
• Mais cela ne s’arrête pas là : à travers l’article 19, la possibilité est donnée aux contribuables dont le chiffre d’affaires annuel ne dépasse pas 5 milliards de livres (près de 60 000 dollars au taux de Sayrafa de 85 500 LL pour un dollar) de choisir le régime spécial de microentreprise. À travers ce régime, l’État récolte le même pourcentage en TVA que celui appliqué pour le taux de profit forfaitaire sans accorder le droit pour l’entreprise concernée de déduire la TVA sur les dépenses qu’elle engage.
• Or, une première augmentation de ce plafond a été introduite dans le projet de budget de 2023, le faisant passer de 100 millions de LL (1 170 dollars au même taux) à 750 millions (8 771 dollars), ce qui illustre au passage l’idée que le gouvernement considère les modifications faites dans le projet de budget de 2023 comme acquises. Pour la source au RDCL, l’article 19 semble indirectement signaler que le seuil de chiffre d’affaires pour être assujetti à la TVA est passé de 100 millions à 5 milliards de LL par an, en espérant que la formulation de l’article sera clarifiée.
Paiements de facilitation et impôts en dollars
Aussi importante soit-elle, la TVA n’est pas la seule source de revenu sur laquelle l’État mise mais dont les conséquences et les risques peuvent se révéler très lourds pour les contribuables.
• L’article 21, par exemple, légalise et articule les « paiements de facilitation », soit des montants que les citoyens peuvent payer à l’administration publique pour réaliser plus rapidement certaines formalités administratives. Il s’agit, ni plus ni moins, d’un moyen de légaliser les « pots-de-vin » qui ont toujours existé au Liban mais dont l’importance a pris de l’ampleur au fur et à mesure que les salaires des fonctionnaires libanais se sont dépréciés avec la crise. Ce genre de prestation existe ailleurs de façon réglementée, notamment aux États-Unis ou en Australie. « Le risque, dans un Liban en crise et où l’État de droit peine à s’imposer, est qu’il ne soit plus possible d’effectuer une formalité donnée sans payer ce nouveau supplément, s’il est adopté », craint Me Daher.
• L’article 26 impose que le paiement de l’impôt sur les salaires se fasse dans la même devise que le salaire payé. Pour le calcul de cet impôt, il faut notamment convertir le salaire en livres à un taux équivalant à 40 % de celui de Sayrafa au moment où il a été encaissé, puis convertir le produit de la taxe dans la devise dans laquelle le salaire a été payé au taux de Sayrafa. Après l’entrée en vigueur du budget de 2022, le taux retenu pour le calcul de cet impôt a été fixé à 15 000 livres. Le passage au nouveau système en 2024 risque d’être douloureux pour beaucoup d’entreprises.
• L’avant-projet de budget contient plusieurs articles qui attribuent une trop grande latitude à l’exécutif pour modifier les modalités d’application de certaines taxes, au point de les laisser intervenir sur leur montant même, alors que cette prérogative est normalement réservée au Parlement. C’est notamment le cas de l’article 58 qui intervient sur les taxes de collecte des déchets imposées par les municipalités, ainsi que des taxes sur la consommation prélevées pour « protéger l’environnement ».
• Enfin, l’article 26 reprend une proposition de l’Aldic, l’Association libanaise pour les droits et l’information des contribuables, en ouvrant la possibilité pour les contribuables de payer leurs impôts et pénalités de retard sur toute infraction fiscale relative à la période qui précède le 15 novembre 2022, date d’entrée en vigueur du budget de cette même année, avec des « lollars », les devises bloquées par les restrictions bancaires imposées fin 2019 sans cadre légal.
Le citoyen paie la TVA fresh alors que les companies la paient au taux officiel de 1.500 LBP
16 h 36, le 06 septembre 2023