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Culture - Evénement

AFAC, ou le Jardin arabe sous toutes ses boutures

Créé en 2007, l’incontournable Fonds Arabe pour la culture et les arts (AFAC) est devenu, au fil des ans, l’indispensable parrain de la scène créative régionale. Pour célébrer ses 15 ans de vitalité, le rendez-vous est donné à Rabat du 31 août au 2 septembre avec « On Entering the Garden », une série d’événements autour de la thématique des jardins. Rencontre, à cette occasion, avec Rasha Salti et Tarek el-Ariss, les curateurs de l’évènement.

AFAC, ou le Jardin arabe sous toutes ses boutures

« Engrams in the Library at Night » de Rana el-Nemr. Photo DR

Rythme ternaire : c’est sur un pas faste, lourd et majestueux que s’avancent les instruments introduisant le corps de vestale, le visage immaculé puis le phrasé mélancolique de la sublime Asmahan. Nous sommes en 1938. Sur des paroles de Abdelaziz Salam et une composition de Medhat Assem, la diva syro-libanaise s’apprête à entrer dans l’enclos d’un jardin d’où émane un parfum de fleurs enivrant. Luxuriante langueur, ses yeux émeraude se posent sur le chant d’amour d’un rossignol qui semble peut-être chanter, dans Dakhalti marra fi gineina, l’un des derniers glas de la Nahda (Renaissance) commencée quelques deux siècles plus tôt. Nous sommes à la veille de la grande déflagration, l’heure est grave ; la Renaissance cède le pas à la fabrique des remords.


Rasha Salti. DR

De ce jardin mélancolique, pourtant, et à presque un siècle d’intervalle, une branche de jasmin de nuit semble se détacher gaiement pour se faufiler dans les pixels de mon écran d’ordinateur, formant une case à l’intérieur de laquelle est installé à sa table, en plein et juste cœur d’un riad à Rabat, Tarek el-Ariss, professeur et chairman du département d’études sur le Moyen-Orient à l’Université de Dartmouth aux États-Unis. À sa droite, des tiges de géraniums rouges et fuchsia joufflues contaminent les bacs à fleurs berlinois de Rasha Salti, curatrice indépendante. Pour ma part, me voilà assis à mon bureau dans un enclos de béton, à Beyrouth, d’où résistent encore çà et là des souimanga de Palestine et autres pigeons affolés. Rencontre tripartite, faunique et florale pour tenter de débroussailler ce qui perdure de l’éden arabe.

 Repenser la place de l’individu

« Dakhalti marra fi Gineina », entonne Asmahan, certes, mais « que se passe-t-il au juste lorsque nous entrons dans un jardin ? De quoi cet évènement est-il l’expression ? Quels sont les sens convoqués et comment ceux-ci se trouvent-ils transformés lorsque l’on accueille les couleurs, les parfums, la fraîcheur qui émanent de ce lieu ? ». Les questions de Rasha Salti et de Tarek el-Ariss s’égrènent, tentant d’effeuiller ce lieu tant physique que métaphorique que constitue le jardin et poser les prémices d’une réflexion qui prend source dans les feuillages du passé. Des représentations des oasis désertiques (wahate) aux incarnations du paradis (janna), ce trope, parmi les plus répandus de la culture arabe, traverse les imaginaires poétiques, littéraires, musicaux, visuels et architecturaux de l'Antiquité à l'ère moderne, donnant naissance tantôt à une langue, tantôt à une foi, prêtant même leurs noms à des villes telles que Riyad ou encore Aden.

Les classiques de la littérature arabe ne sont pas en reste. « Ce jardin est témoin, ce jardin est la scène de rencontres charnelles et spirituelles », ponctue Tarek el-Ariss, évoquant les récits subversifs des Mille et Une Nuits, Le jardin parfumé de Mohammad ibn Mohammad al-Nefzawi qui signe dans ces pages un délicieux manuel d’érotologie, ou encore Les bijoux de la sagesse dans lequel Muhieddin ibn Arabi situe ses amours spirituelles dans les jardins de l’Alhambra. Lieu de rencontres, « le jardin est un modèle de communauté où coexistent fleurs, épines, arbres et herbes », précise Tarek el-Ariss, qui voit le jardin comme possibilité, comme potentialité de repenser la place de l’individu, « ce corps qui ressent, ce corps parfois ébloui » au sein même de ladite communauté. La Nahda n’est pas en reste puisque, à partir du XIXe siècle, « tout le monde pense jardin » ; ce dernier devenant métaphore au cœur de la construction de la société arabe moderne. Il suffit de se rappeler les titres des journaux de l’époque, tels que al-Jinan (Les jardins), al-Junaina (Le petit jardin), Hadiqat al-Akhbar (Le jardin des nouvelles) ou encore Thamarat al-founoun (Le fruit des arts), qui articule encore plus la relation entre l’art et la culture en tant que produit directement issu des récoltes du jardin.


Tarek el-Ariss. Photo Eli Burakian

Néanmoins − diagnostic douloureux −, « nos jardins sont aujourd’hui devenus des forêts de béton d’où poussent parfois, çà et là, quelques herbes folles », déplore Rasha Salti en précisant que ces rencontres à Rabat et au présent se placent « dans un mouvement de projection ». Au mouvement rétrospectif, correspond donc une volonté prospective vouée à réfléchir, anticiper et à peut-être mieux contempler l’avenir de notre monde. « Ce qui nous intéresse dans le jardin, ce sont les possibilités de transformations individuelles et collectives. Possibilités de transformations vers une idée de réparation. Il faut quelque part réparer l’injure. » Un indispensable et nécessaire retour au jardin « pour évaluer notre état actuel et réfléchir à nos perspectives futures ». Pour Rasha Salti, « nous sommes dans un grand moment de changement de nos mentalités et de la manière dont on se perçoit soi-même et dont on perçoit l’autre ». À une époque caractérisée par des expériences de perte et d'effondrement environnemental, « se tourner vers le jardin est une tentative de réactiver les sens et de recenser de nouveaux modes de savoir afin d'imaginer cette conjoncture historique ».

« Face au regain de tous bords d’un discours conservateur qui tend à annuler différence et diversité à grands coups de « ceci ou cela n’appartient pas à notre culture ! », il y a, dans cette affirmation, une idée de « pureté ». Or nous nous efforçons de réintroduire l’impureté qui est essentielle et qui se situe à la source de notre histoire et de notre culture. Ce passé qui, par méconnaissance, peut être pris en otage pour imposer des normes politiques et culturelles, nous souhaitons le libérer », s’exclame Tarek sous son jasmin de nuit planté par ses soins et duquel s'exhale un parfum intense sur ce dernier mot « liberté ». Les géraniums de Rasha rougissent et les herbes folles commencent à poindre d’entre le béton beyrouthin. Soyons les gardes-fous des herbes folles !


Célébrations à Rabat

Organisé par AFAC en collaboration avec Kulte Center for Contemporary Art and Editions et la fondation HIBA, ce second volet de célébration du 15e anniversaire de AFAC, lancée à Berlin en janvier 2023 sur la thématique des « Cultures du scandale », « On Entering the Garden » réunira à Rabat, du 31 août au 2 septembre, des universitaires (Stefania Pandolfo, Peter Limbrick, Zahia Rahmani, Grégory Quenet…), des poètes (Rim Battal, Souad Labbize…), des auteurs (Abdallah Taïa, Farouk Mardam-Bey, Driss Ksikes, Hoda Barakat…), des cinéastes (Salim Mrad, Adnane Baraka…) et des artistes (Hamed Sinno, Rana el-Nemr, Myriam el-Haïk, Youssef el-Tekhin…) autour de rencontres, performances, lectures et autres projections qui auront lieu entre le café culturel La Scène et Cinéma Renaissance.

« Poems of Consumption » de Hamed Sinno. DR


Myriam el-Haik, « Jardin intime » (aquarelle sur papier; 24 x 24 cm, 2010).

Rythme ternaire : c’est sur un pas faste, lourd et majestueux que s’avancent les instruments introduisant le corps de vestale, le visage immaculé puis le phrasé mélancolique de la sublime Asmahan. Nous sommes en 1938. Sur des paroles de Abdelaziz Salam et une composition de Medhat Assem, la diva syro-libanaise s’apprête à entrer dans l’enclos d’un jardin d’où émane un parfum de...

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