Rechercher
Rechercher

Société - Éclairage

D’une mort anonyme aux louanges de Nasrallah : la troublante iconisation d’un donneur d’organes

Si le choix des parents du jeune A.C. a remis cette pratique peu courante au Liban sur le devant de la scène, l’emballement médiatique et la récupération politique qui l’ont accompagné posent question.

D’une mort anonyme aux louanges de Nasrallah : la troublante iconisation d’un donneur d’organes

Portrait du jeune A.C. sur l’écran d'un téléphone. Photo Emmanuel Haddad, anonymisée par L’OLJ

Cela aurait pu être un drame anonyme de plus. Le 5 août, lorsque A.C.* s’éteint à l’hôpital al-Rassoul al-Aazam, à Dahiyé, au lendemain d’un accident de la route, rien ne laissait présager un destin différent de celui des quelque 520 personnes décédant en moyenne chaque année sur les routes libanaises. La chambre de cet adolescent de quinze ans serait alors devenue un mausolée intime, dans lequel son père n’aurait cessé de ressasser le fait d’avoir cédé, à peine deux mois auparavant, aux supplications de son enfant pour obtenir un deux-roues. Mais le choix de sa famille de donner ses organes, et la publicité inopinée qui en a été faite, a transformé cette tragédie familiale en cause.

Ayant appris la mort cérébrale de son enfant, H.C. est interpellé par le chirurgien : « Je vais vous poser une question et vous avez six minutes pour y répondre : acceptez-vous de donner les organes de votre fils ? » raconte-t-il à L’OLJ depuis son domicile, une dizaine de jours plus tard. Pour ce chiite pratiquant, le plus important est que cet acte n’entre pas en contradiction avec sa religion. Le médecin le rassure sur ce point et il accepte aussitôt, comprenant que sa mort peut permettre à d’autres de rester en vie.

Depuis, le jeune défunt est devenu une icône du don d’organes. Dans son village de Taybé, frontalier avec Israël, son visage juvénile est partout : sur une banderole flottant dans sa rue ; encadré à l’entrée de la maison, où ses parents recevaient encore des condoléances plusieurs jours après sa mort… Entre-temps, presse, chaînes de télévision et réseaux sociaux s’étendent sur cette histoire, jusqu’à la consécration finale : le 14 août, lors de son discours commémorant la guerre de juillet 2006, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, rend hommage à la famille d’A.C. sans oublier de citer en exemple l’association Man Ahyaha, affiliée au parti, pour son travail de sensibilisation sur cette affaire et la cause du don d’organes. Un discours aux allures de fatwa pour le leader chiite pro-Iran, 24 ans après le feu vert déjà donné en la matière par l’ayatollah Khomeini. « Nous attendions depuis longtemps la prise de parole de Hassan Nasrallah, car les chiites restent partagés » sur ce sujet, observe Farida Younan, la coordinatrice du Comité national pour le don et la greffe des organes et des tissus (NOD-Lb, sous la tutelle du ministère de la Santé).

Au Liban, le don d’organes demeure en effet l’exception, quelle que soit la confession : environ 33 000 personnes ont une carte de donneur, chiffre Farida Younan, qui précise que seuls 4 % d’entre eux pourront en réalité donner leurs organes, pour des raisons physiologiques et médicales. Résultat, « quelque 600 patients sont sur la liste d’attente pour recevoir une greffe », précise Antoine Stephan, le directeur médical du NOD-Lb.

Emballement médiatique

S’il a donc contribué à promouvoir une cause encore méconnue, ce culte posthume n’aurait pourtant jamais dû exister. Car les parents s’étaient engagés auprès de NOD-Lb à rester anonymes pendant une période d’au moins un an. Pour des raisons éthiques, l’anonymat des parties – donneur et receveur – constitue en effet l’une des clauses essentielles du don d’organes, garantie par un décret ministériel de 2009. « J’ignore qui a diffusé l’information, mais trois heures après notre décision, le fil de mes réseaux sociaux a commencé à se remplir de messages de félicitations », raconte H.C.

Un retentissement qui doit beaucoup à l’emballement médiatique autour de cette affaire, mais aussi à la machine de communication du Hezbollah, qui n’a pas hésité à intervenir en marge de l’institution étatique pour se poser en parangon du don d’organes. Dès le lendemain du décès, les reporters de Hadi Production, un média numérique basé à Hadeth et se revendiquant « indépendant », se rendent au domicile familial à Taybé. Vêtues de noir de la tête aux pieds, elles filment les larmes de la mère et l’abnégation du père d’A.C. Puis, dans une sorte de pastiche du film 21 grammes d’Alejandro González Iñárritu, elles dévoilent l’identité de l’une des bénéficiaires des organes de l’adolescent, qu’une journaliste nous dit avoir retrouvée « en enquêtant ». Avec une conséquence inattendue : les parents de la jeune fille se rendent aux funérailles du défunt pour remercier ses sauveurs.

Une entorse qui n’affecte pas particulièrement H.C, plutôt heureux d’avoir pu « apporter du bonheur », mais révolte le docteur Stephan : « Le secret peut être levé par les deux parties seulement après le succès garanti de l’opération. Car imaginez l’impact émotionnel si la greffe ne prend pas : les parents se rendent alors compte qu’ils ont perdu leur fils et n’ont pas pu aider autrui ! » Et, dans l’emballement, entorse et approximations médiatiques ne s’arrêtent pas là. Combien de patients ont pu recevoir les organes d’A.C ? Six, selon un média, tandis que dans un autre article, la mère du défunt va jusqu’à en évoquer 33.

« En réalité, trois personnes ont été greffées », rectifie Farida Younan. D’autres journaux révèlent non plus un, mais deux noms de receveurs, S.A. et Q. Z., eux aussi chiites et originaires du Sud. De quoi alimenter les soupçons d’une préférence communautaire ? « La confession n’a rien à voir avec la distribution des organes, qui se fait par un programme informatisé. Il est vrai que les communautés fermées, où les gens se marient entre eux, ont une comptabilité plus grande, ce qui peut expliquer que deux des malades sélectionnés en proviennent. Mais le troisième greffé vient d’une autre région et est d’une autre confession », assure la coordinatrice de NOD-Lb..

Doubles casquettes

De leur côté, les scouts al-Mahdi, un mouvement de jeunesse affilié au parti pro-iranien qu’A.C avait rejoint quelques mois avant sa mort, annoncent, dès le 8 août, le lancement d’un questionnaire en ligne – estampillé de leur logo et de celui de Man Ahyaha – pour inciter les gens à devenir donneurs d’organes. « Nous avons senti que nous avions un rôle à jouer pour soutenir le comportement humaniste de cette famille, dans un pays où beaucoup de gens meurent faute d’avoir pu se faire greffer un organe », justifie Batoul Noureddine, déléguée au développement social chez al-Mahdi.

« C’est inacceptable », s’emporte Farida Younan, depuis les bureaux, presque déserts, de NOD-Lb. Car l’initiative s’est faite sans l’accord ni la mention de cette dernière, risquant de fragiliser ultérieurement une institution qui a déjà vu son budget en livres libanaises fondre au rythme de la dépréciation monétaire en cours depuis quatre ans. « Je reçois des appels de malades pensant qu’ils peuvent être ajoutés à notre liste d’attente en s’inscrivant sur celle de Man Ahyaha. Or il ne peut y avoir qu’un registre national : si le malade ne sait plus où s’enregistrer, il risque tout bonnement de ne plus pouvoir recevoir de greffe », poursuit-elle.

Pour comprendre les ressorts de ce registre parallèle, rendez-vous est pris avec Man Ahyaha, la seule association du genre à être liée à un parti politique, selon les responsables du NOD-Lb. Surprise, la responsable de la communication de l’association, Suzanne Khalil, nous reçoit dans l’enceinte de l’hôpital al-Rassoul al-Aazam. Loquace, celle qui est aussi journaliste pour les médias affiliés au Hezbollah al-Nour et al-Manar vante les mérites de l’établissement hospitalier lié au parti pro-Iran : « C’est le principal centre de greffes de cœur du Liban », dit-elle en nous menant à son bureau, où pénètre le directeur de Man Ahyaha, Imad Chamas. Lui aussi doté d’une double casquette, étant par ailleurs vice-président de NOD-Lb. Il reconnaît d’emblée : « Le questionnaire était illégal et nous l’avons désormais retiré… » Les deux parrains de l’initiative l’assurent : il s’agissait de recueillir des noms pour ensuite les inscrire sur le registre national.


Le logo de l’association Man Ahyaha

Un léger mea culpa qui ne devrait pas faire oublier l’essentiel à leurs yeux : le tournant qu’a constitué cette campagne médiatique pour la cause. « Au final, 14 300 personnes l’ont fait. Or, depuis notre création en 2017, nous n’avions enregistré que 6 000 donneurs », s’enthousiasme-t-il, avant de préciser que, d’ordinaire, le recueil de ces données se fait « en collaboration avec NOD-Lb ». Saluant, lui aussi, le travail de sensibilisation de l’association auprès de la communauté chiite, Antoine Stephan se montre pourtant bien moins enthousiaste sur ce point. « Les personnes ayant répondu au questionnaire ne deviennent pas automatiquement des donneurs enregistrés sur la liste nationale. Donc ce chiffre n’a rien d’extraordinaire, hormis pour la communication de l’association Man Ahyaha… » Et de s’interroger : « Cela fait dix ans que nous travaillons pour convaincre les Libanais qu’il n’y a qu’un registre pour le don d’organes. À quoi bon créer une liste parallèle ? »

Concurrencer l’État ?

« Il y a une concurrence pour savoir qui a le plus de légitimité. Or nous tirons la nôtre de deux sources : de notre organisation, mais surtout de Dieu », rétorque simplement Imad Chamas, sous sa seule casquette associative. Une concurrence que certains éléments du parti pro-iranien n’hésitent même plus à revendiquer, à l’instar du député Ali Fayyad qui, après avoir salué « le courage, la noblesse et le sacrifice des parents d’A.C. » lors d’une cérémonie commémorative à Taybé le 9 août, s’est lancé dans une diatribe contre l’État libanais, accusé de ne pas défendre « autant qu’il le devrait les aides sociales du service public ».

Au-delà de l’enjeu de propagande, Mohanad Hage Ali, chercheur au Carnegie Middle East Center, devine une autre raison possible à l’opération. « La collecte de données est un élément essentiel de la politique confessionnelle au Liban : chaque parti cherche à récolter un maximum d’informations sur les membres de sa communauté, les déployant notamment le jour des élections », dit-il. « Le Hezbollah est passé maître dans cette pratique. C’est le cas dans le domaine médical, où il cherche à remplacer un État de plus en plus défaillant en développant les institutions réunies au sein de la Société islamique de la santé », dont fait partie l’hôpital al-Rassoul al-Aazam. Pour lui, cette affaire n’est donc que la dernière manifestation d’un phénomène croissant ces dernières années : « Celui du pouvoir acquis par le Hezbollah sur sa propre communauté à travers la collecte de données. Dès qu’il le juge nécessaire, notamment pour une opération de propagande, il peut l’utiliser, voire en abuser, en violant au passage la vie privée des citoyens. »

Assis à côté du portrait de son fils auréolé du bleu des scouts al-Mahdi, H.C. préfère lui s’en tenir à la providence : « Dieu a choisi mon fils pour créer un nouveau départ sur le don d’organes au Liban ».

*« L’Orient-Le Jour » a décidé de préserver l’anonymat des donneurs et receveurs d’organes, conformément à la loi.

Mise au point de NOD-Lb

Suite à la publication de notre article : « D’une mort anonyme aux louanges de Nasrallah : la troublante iconisation d’un donneur d’organes », dans notre édition du 29 août dernier, l’Organisation nationale du don et de la transplantation d’organes et de tissus (NOD-Lb) nous a contactés pour apporter les précisions suivantes :

– Si le père du donneur avait déclaré à notre journal s’être vu proposer cette possibilité par le chirurgien, NOD-Lb précise : « C’est notre coordonnateur qui a rencontré la famille du donneur potentiel et a demandé le don », conformément aux réglementations internationales et nationales.

– Les locaux de NOD-Lb, présentés dans l’article comme étant « flambant neufs, mais presque déserts », datent en réalité de 10 ans, souligne l’organisation, qui ajoute que le fonctionnement de l’institution est limité à trois jours présentiels par semaine, pour les raisons invoquées dans l’article, en plus d’une permanence téléphonique quotidienne continue.

Cela aurait pu être un drame anonyme de plus. Le 5 août, lorsque A.C.* s’éteint à l’hôpital al-Rassoul al-Aazam, à Dahiyé, au lendemain d’un accident de la route, rien ne laissait présager un destin différent de celui des quelque 520 personnes décédant en moyenne chaque année sur les routes libanaises. La chambre de cet adolescent de quinze ans serait alors devenue...

commentaires (4)

Tout d'abord et dans une logique non-partisane et non-sectaire, je souhaiterais féliciter l'initiative individuelle des parents de ce garçon (en particulier dans des moments aussi difficiles). Néanmoins, à la lecture de cet article, je me rends compte, si besoin était, à quel point le Liban est moisi. Pêle-mêle se mélangent intérêts personnels et partisans voire politiques (qui peuvent expliquer la "fuite" de l'identité du donneur et des receveurs), "ethno-greffo-clientélisme" (je viens d'inventer le terme), absence de professionnalisme à tous les niveaux (en particulier de la part de NOD-Lb qui semble être victime d'interférences confessionnelles voire politiques). C'est pathétique, pauvre Liban...

Benjamin Le Biavant

00 h 13, le 30 août 2023

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Tout d'abord et dans une logique non-partisane et non-sectaire, je souhaiterais féliciter l'initiative individuelle des parents de ce garçon (en particulier dans des moments aussi difficiles). Néanmoins, à la lecture de cet article, je me rends compte, si besoin était, à quel point le Liban est moisi. Pêle-mêle se mélangent intérêts personnels et partisans voire politiques (qui peuvent expliquer la "fuite" de l'identité du donneur et des receveurs), "ethno-greffo-clientélisme" (je viens d'inventer le terme), absence de professionnalisme à tous les niveaux (en particulier de la part de NOD-Lb qui semble être victime d'interférences confessionnelles voire politiques). C'est pathétique, pauvre Liban...

    Benjamin Le Biavant

    00 h 13, le 30 août 2023

  • L’association des dons d’organes attendait que HN se prononce sur ce sujet? On croit rêver. Il se prend pour Dieu le père je vous dis, c’est lui qui décide de ce qui est autorisé par la religion chiite ou pas. Vous voilà rassurés les citoyens chiites. Attention quand même à vous et à vous enfants, un accident est vite arrivé, surtout lorsqu'il s’agirait d’une personne importante dans le parti ou ailleurs à sauver grâce à un organe frais. Il ne manquait plus que ça dans notre pays, nous voilà comblés.

    Sissi zayyat

    18 h 20, le 29 août 2023

  • On voit toujours le mal dans le Hezbollah même autour d'une noble cause qui a toujours fait partie du programme politique du Hezbollah. Le don d'organes n'a rien avoir avec les communautés religieuses, il s'agit d'un engagement sur un plan médical. En matière de santé publique, il n'y a pas de concurrence mais un travail d'ensemble vers le bien commun

    Georges Olivier

    09 h 52, le 29 août 2023

  • Papier passionnant qui recueille des témoignages essentiels sur cette affaire, ses ramifications politiques, dont certaines sont inédites, comme la collecte de stats communautaires par ce biais.

    Marionet

    08 h 40, le 29 août 2023

Retour en haut