La forte dégradation économique amorcée en octobre 2019 – et exacerbée par la pandémie de Covid-19 et la tragique explosion au port de Beyrouth – a conduit à une contraction significative de l’activité économique, qui a atteint son point le plus bas en 2021. Bien que la croissance semble avoir repris en 2022 et se poursuive en 2023, il convient de ne pas trop se réjouir de cette évolution. Après avoir touché le fond, une telle croissance économique était inévitable, même si elle ne garantit pas une reprise soutenue.
De fait, ce « retour à la normale » est essentiellement illusoire. Il existe des indications anecdotiques d’un rebond économique, dont l’ampleur ne peut être confirmée en raison de l’absence de statistiques officielles adéquates. Nous constatons et entendons parler – mais seulement dans certaines régions du pays – d’hôtels et de restaurants bondés, du retour d’un trafic intense, d’une augmentation des dépenses de consommation et de scènes de vie extravagantes. Cependant, ces signes peuvent être trompeurs et pourraient semer les germes de tensions sociales à venir.
Un fossé qui se creuse
Malgré ces évolutions positives, les décideurs politiques doivent se montrer vigilants et rester engagés dans la poursuite d’un processus de réforme indispensable garantissant une croissance durable et inclusive. À défaut, les risques et l’incertitude augmenteront, et il ne sera pas possible de tirer parti de ces tendances positives pour un avenir plus prometteur.
Or la légère croissance économique que nous connaissons actuellement n’a été ni inclusive ni équitable. Les investissements dans de nouvelles entreprises et l’expansion des entreprises existantes ont bénéficié de l’effondrement du taux de change, qui a permis aux entreprises de rembourser leurs prêts avec une forte décote – en livres ou en dollars –, ce qui a entraîné un important transfert de richesses des citoyens libanais ordinaires et des déposants vers les entreprises et les milieux d’affaires.
En conséquence, le fossé entre les riches et les pauvres s’est creusé, exacerbant encore les inégalités. De plus, la perte de confiance dans le système bancaire a conduit à réinvestir les profits réalisés dans l’économie plutôt que de les redéposer dans les banques ou de les thésauriser chez soi. Ces développements montrent clairement une distribution asymétrique des revenus qui pourrait être de mauvais augure pour l’avenir. Il est vrai que les inégalités de revenu et de patrimoine ont toujours été une caractéristique du Liban, mais elles sont susceptibles de s’accroître encore (de manière substantielle) dans le contexte actuel. Si la tendance actuelle se poursuit, le Liban sera divisé en deux groupes distincts : une petite minorité aisée au mode de vie opulent et une majorité appauvrie luttant pour accéder aux services sociaux de base en matière d’éducation, de soins de santé et d’autres nécessités quotidiennes. Ce rythme alarmant aura pour effet de vider le pays de sa classe moyenne.
Une classe moyenne cruciale
Traditionnellement, la classe moyenne joue un rôle économique essentiel comme source principale de la consommation des ménages et premier moteur de la croissance. Si les dépenses des nantis sont actuellement le moteur de l’activité économique, le potentiel de croissance sera limité, si par ailleurs la classe moyenne et les segments les plus vulnérables de la société ne sont pas en mesure de dépenser. La classe moyenne a en effet une « propension marginale » à consommer plus élevée, ce qui signifie que lorsque son revenu augmente, elle est plus susceptible de dépenser que d’épargner, stimulant ainsi la demande, soutenant les entreprises et par conséquent la croissance économique. Si la classe moyenne continue de se contracter, la croissance stagnera, ce qui ne permettra pas d’aider les plus vulnérables et de mettre le pays sur la bonne voie.
L’existence d’une classe moyenne nombreuse est cruciale pour une société saine et prospère. La classe moyenne se compose principalement de professionnels de l’éducation, de la santé, de la construction, de la technologie et d’autres secteurs de services. Jusqu’à récemment, une grande partie des employés du secteur public appartenait à ce groupe. La classe moyenne est connue pour donner la priorité à l’éducation et pour stimuler l’innovation et l’esprit d’entreprise. Cependant, les inégalités persistantes résultant de la disparition de la classe moyenne empêchent les classes moyennes et inférieures d’accéder à l’éducation et d’améliorer leurs compétences, ce qui entraîne une baisse de la productivité et de la croissance.
Dans le secteur public, la classe moyenne constitue le noyau dur des contribuables. En raison de sa taille importante et de ses sources de revenus connues, une part significative des recettes budgétaires provient généralement de ce groupe, tandis que les sociétés et les entreprises peuvent exploiter les failles du système et échapper à l’impôt lorsque le respect de la législation fiscale fait défaut. Avec la dépréciation de la monnaie et l’augmentation de l’inflation, les membres de la classe moyenne seront les premiers à souffrir. Leurs salaires ne peuvent pas être ajustés rapidement et suffisamment pour correspondre à la baisse du pouvoir d’achat. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui au Liban, où les salariés, en particulier dans le secteur public, luttent pour faire face à l’augmentation substantielle du coût de la vie. La classe moyenne continuant à se réduire, le fossé entre les deux Liban – ceux qui possèdent et les autres – se creusera inévitablement. Les services publics, en particulier les services sociaux, qui dépendent fortement des recettes de l’État, seront gravement touchés. La détérioration des infrastructures affectera de manière disproportionnée les tranches de revenu inférieures par rapport aux tranches supérieures. Par conséquent, les classes moyennes et à faible revenu, qui dépendent le plus de ces services, seront touchées de manière disproportionnée, tandis que les riches pourront maintenir leur niveau de vie en utilisant leurs propres ressources. L’inégalité des revenus s’en trouve exacerbée.
Sur le plan social, un groupe à revenu intermédiaire fort sert de tampon entre les riches et les segments les plus vulnérables de la société et renforce la cohésion sociale. Il contribue à réduire les tensions sociales, à assurer une répartition plus équitable des ressources et des opportunités et à améliorer le niveau de vie des personnes à faible revenu grâce à une augmentation de la demande et des impôts. Même le groupe à haut revenu bénéficie d’un meilleur mode de vie lorsque la plupart des gens peuvent maintenir un niveau de vie acceptable, ce qui réduit la menace de colère et de frustration parmi ceux qui se trouvent au bas de l’échelle des revenus. Sur le plan politique, une classe moyenne forte est souvent associée à la stabilité politique et à une société harmonieuse. Les personnes appartenant à la classe moyenne jouissent généralement d’un niveau raisonnable de sécurité économique et sont moins susceptibles de recourir à des idéologies radicales ou extrêmes ou de s’engager dans des activités violentes. Au Liban, une classe moyenne forte pourrait réduire la dépendance à l’égard des dirigeants politico-confessionnels, leur influence devenant moins nécessaire. Sans une classe moyenne solide, l’allégeance aux leaders traditionnels persistera, entravant les réformes politiques et économiques et privant le pays des institutions nécessaires pour exploiter les nombreux talents libanais et favoriser la prospérité.
Au vu de tous ces éléments, les décideurs politiques doivent donner la priorité à des réformes équitables afin de combler le fossé entre les nantis et les démunis et de favoriser l’émergence d’une classe moyenne forte, capable de stimuler une croissance durable et inclusive et d’améliorer la situation du pays tout entier. L’absence d’action pourrait entraîner d’autres problèmes à l’avenir.
Par Saadé CHAMI
Vice-président du Conseil des ministres sortant.
Censuré?
09 h 41, le 13 août 2023