Le débat sur l’utilisation des avoirs russes gelés pour financer la reconstruction de l’Ukraine est arrivé à un moment critique. Les arguments à l’appui sont convaincants. Les objections le sont moins. Mais l’initiative pourrait aussi avoir des conséquences non souhaitées.
Le Canada a voté une loi autorisant le redéploiement au nom de l’Ukraine des avoirs russes. Aux États-Unis, quatre députés ont présenté un projet de loi qui réaffecterait à l’Ukraine les avoirs souverains russes. Les dirigeants de l’Union européenne, quant à eux, ont examiné la question lors de leur récent sommet, malgré les craintes d’une violation du droit international exprimées par le chancelier allemand Olaf Scholz et par d’autres.
Les arguments qui militent pour s’emparer des avoirs russes gelés ont été bien résumés par Lawrence Summers, Philip Zelikow et Robert Zoellick dans une tribune publiée en mars dernier par le Washington Post : la Russie a les moyens de financer la reconstruction ; une économie vigoureuse sera la meilleure défense de l’Ukraine après la guerre ; la vérité et la justice sont du côté de l’Ukraine ; et les autres autocrates qui seraient tentés d’imiter le président russe Vladimir Poutine s’en trouveront dissuadés.
À quoi s’ajoutent les justifications pragmatiques. Les gouvernements du G7 sont lourdement endettés et confrontés à la nécessité de consacrer plus de ressources à leur défense nationale, à la transition verte et à leurs populations vieillissantes. L’aide à l’Ukraine a fait surgir ici et là des signes de fatigue, et ses détracteurs demandent pourquoi les pays occidentaux devraient supporter les coûts d’une guerre qu’ils n’ont pas déclenchée.
Obstacles surmontables
Ces récriminations ne tombent pas toujours dans les oreilles d’un sourd, même si les transferts provenant des États-Unis et de l’Union européenne ne se montent qu’à quelque 3 milliards de dollars mensuels, c’est-à-dire presque rien en comparaison du coût de la reconstruction de l’Ukraine, que la Banque mondiale estimait en mars à 411 milliards de dollars. La note continue d’ailleurs de grimper à chaque jour supplémentaire de combats.
Les gouvernements du G7 ne pourront pas fournir des financements d’une telle importance. Certes, d’autres pays ainsi que des institutions multilatérales seront mis à contribution, et les investissements directs étrangers vont abonder, mais il est fort peu probable que cela suffise, même si les assurances couvrant le risque de guerre participent à l’effort. Dans ces circonstances, les 230 milliards de dollars d’avoirs gelés de la banque centrale russe, sans compter les intérêts, résoudraient une grande partie du problème.
Certaines objections s’écartent facilement. Ainsi, on pourrait craindre que si les réserves en devises d’une banque centrale sont saisies, les autres banques centrales cessent de constituer des réserves, et le système monétaire international ne soit frappé par l’illiquidité et l’instabilité. Mais seules les banques centrales de pays dont le gouvernement se sera rendu coupable de façon flagrante de violation des normes internationales pourront être sanctionnées de la sorte ; le risque ne serait donc pas généralisé.
On s’est aussi inquiété d’un affaiblissement du rôle international du dollar si les alliés saisissaient les réserves russes. Mais cet argument néglige le fait qu’il n’existe pas en pratique de solution de rechange au billet vert. Comme devise internationale, le renminbi chinois, si vanté qu’il soit, demeure des lieues derrière le dollar.
La mesure serait-elle légale ? Il est préférable de laisser aux juristes le soin d’interpréter le droit. Mais si l’obstacle ne procède que des dispositions légales, les lois en question peuvent être modifiées.
Une nouvelle « clause de culpabilité » ?
D’un autre côté, la saisie des avoirs russes gelés fournirait au Kremlin un puissant outil de propagande et l’opportunité de peindre la Russie en victime plutôt qu’en agresseur. La négociation d’un armistice durable s’en trouverait compliquée et les chances d’une transition vers un gouvernement, après Poutine, qui respecterait l’intégrité territoriale de l’Ukraine et rétablirait avec l’Occident des relations pacifiques en seraient pareillement diminuées. La proposition d’une restitution des fonds russes gelés si la Russie respectait ses obligations aux termes du droit international pourrait, quant à elle, avoir un effet inverse.
Une analogie vient alors à l’esprit, avec les réparations après la Première Guerre mondiale. L’article 231 du traité de Versailles, la « clause de culpabilité », qui imputait à l’Allemagne la responsabilité de la guerre, et l’énorme facture des réparations qui en découla eurent des conséquences économiques et politiques dévastatrices pour la République de Weimar.
L’hyperinflation de 1923 et la chute de la production qui s’ensuivit proviennent, pour partie, du fardeau des réparations. L’hyperinflation survint quand le gouvernement allemand, incapable de tenir ses engagements à l’intérieur en poursuivant le paiement des réparations, contraignit la banque centrale à lui fournir des liquidités. Comme l’a noté Roger Myerson de l’Université de Chicago, le chancelier Heinrich Brünning, qui voulait démontrer la nécessité de suspendre le paiement des réparations, « poussa délibérément l’économie allemande au plus fort de la dépression » en faisant passer des coupes budgétaires et des augmentations d’impôts qui aggravèrent considérablement la récession de 1930.
Ces catastrophes économiques sapèrent la confiance des Allemands dans leurs dirigeants élus, incapables à leurs yeux de gérer les affaires du pays, et renforcèrent l’attrait des démagogues qui rejetaient sur les Alliés la responsabilité des maux dont souffrait l’Allemagne, préparant ainsi le terrain au regain du militarisme. Si l’ascension de Hitler ne peut être entièrement attribuée à la grande dépression (où jouèrent bien d’autres facteurs que les réparations), les obligations imposées par le traité de Versailles n’aidèrent pas.
Aujourd’hui, la situation est différente. Le prélèvement de réparations à la Russie ne supposerait qu’un seul « versement »; point de plaie non refermée qui s’envenime. Les dirigeants russes ne se verraient pas poussés à mieux dérégler leur économie pour arracher des concessions à leurs créanciers.
Il n’y a pas, pour l’instant, de démocratie en Russie qu’il faille préserver. Mais cela ne dispense pas de penser à ce que seront les politiques intérieure et étrangère russes quand la guerre aura pris fin. Il sera dès lors de la responsabilité de tous d’atténuer le « risque de Versailles ».
Copyright : Project Syndicate, 2023.
Par Barry EICHENGREEN
Professeur d’économie et de sciences politiques à l’Université de Californie à Berkeley. Dernier ouvrage : « In Defense of Public Debt » (Oxford University Press, 2021).
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10 h 16, le 16 juillet 2023