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Culture - Spécial Kundera

« Kundera est un monument qui me fait penser à une peinture de Klee »

La romancière franco-marocaine Yasmine Chami, dont le prochain roman prévu pour la rentrée, « Casablanca Circus » (Actes Sud), évoque un croisement de perspective entre le délitement d’une ville et d’un couple, partage avec rigueur et profondeur sa lecture sensible, intime et existentielle des textes de Milan Kundera disparu le 11 juillet 2023 à l'âge de 94 ans.

« Kundera est un monument qui me fait penser à une peinture de Klee »

La romancière franco-marocaine Yasmine Chami. Photo Renaud Monfourny

Quels souvenirs gardez-vous de vos premières lectures de Kundera ?

C’est une lecture fondamentale qui m’a formée et Kundera a accompagné ma jeunesse. Quand L’Insoutenable légèreté de l’être est sorti, en 1984, j’avais 18 ans, je l’ai lu d’une traite ainsi que tous ceux qui ont suivi. Pour commencer, le titre est incroyable, car il évoque un sentiment qu’on a à 18 ans : on se croit le centre du monde et on est incapable d’être occupé par les autres. Kundera est très juste en définissant la jeunesse comme « l’âge lyrique », où on passe à côté de ce que l’on vit. Les amours de jeunesse sont comme des miroirs réflexifs, on ne parvient pas à découvrir l’autre, car on est envahi par sa propre énigme. Dans son roman le plus connu, je me sentais proche du personnage de Tereza, qui représente l’amour pur, absolu, exigeant, que l’on trouve souvent incarné dans les romans de l’auteur. Dans La Plaisanterie, c’est Lucie qui correspond à cette aspiration à la rédemption. Mais Tomas en est incapable, il est volage, et la sexualité ne se maîtrise pas. Elle est cruelle, comme le désir, qui a à voir avec l’amour, mais pas seulement.

Ce qui m’a marquée, quand j’étais jeune, c’est l’absence de jugement sur le comportement de Tomas et, au fil du roman, on finit par s’identifier à lui, on comprend pourquoi il est volage. Dans mes lectures de jeunesse, le roman de Kundera a fait écho avec celui de Doris Lessing, Le Carnet d’or, où il est question de sexualité féminine et de cet entêtement des femmes à la fidélité. Dans le texte de Lessing, la modernité éclate cette croyance-là et l’héroïne devient cette femme qui collectionne les amants, et qui est le pendant de Tomas chez Kundera. Ils ne sont pas plus heureux, mais la modernité impose cela, avec l’idée que le désir ne se laisse pas enfermer. On retrouve cette même polarité dans L’Insoutenable légèreté de l’être, avec cet autre couple, où Sabina est légère et moderne, vivant dans un présent perpétuel, alors que Franz est englué dans ce mauvais mariage et qu’il incarne la pesanteur du vieux monde.

Il y a chez Kundera cette réflexion puissante sur la culpabilité liée à la sexualité, avec une dimension politique du roman, où se manifeste la pesanteur de l’État et son intrusion dans la vie privée. Venant du Maroc, ça m’avait énormément touchée parce qu’on en est là…

Est-ce cette dimension politique qui fonde la vague d’émotion intense qui traverse le monde de la littérature aujourd’hui à la mort du romancier ?

Je ne crois pas. Kundera a refusé de considérer L’Insoutenable légèreté de l’être ou La Plaisanterie comme des romans politiques ; pour lui, ce sont des romans d’amour.

Je crois que ce qui nous laisse tous orphelins, c’est l’idée récurrente dans son œuvre de la distorsion entre ce que l’on est et ce qui devient notre visage. Tous ses personnages luttent avec l’idée qu’ils ne seraient que la somme de leurs actes. La rencontre avec l’autre implique que nous devenons figés dans la représentation qu’il se fait de nous. Et alors, la vie devient la somme de ce qui nous est arrivé, qui finit par nous définir. C’est terrible, car ensuite, au lieu de vivre sa vie, on continue en luttant contre ce qu’on a fini par retenir de vous.

Ce processus est inéluctable : nous produisons un effet d’images, qui devient plus fort que ce que nous sommes. Ce qui est extraordinaire, c’est cet écart qu’il installe en littérature entre ce que nous apparaissons, qui est de l’ordre de l’instantané, et ce que nous sommes, forcément insaisissables. Il y a cette espèce d’ironie tragique et légère chez Kundera, qui invite à considérer la vie comme un passage où on laisse des traces, qui ne sont même pas vraies, car elles ne disent rien de nous. Et au fond, nous ne pouvons rien dire de nous-mêmes. On peut seulement exister à l’instant, là où nous sommes, pris dans des constellations qui nous définissent de manière arbitraire. Ainsi, dans La Plaisanterie, dans cet attachement entre la mère et son fils, tout est déjà présent pour déterminer l’incapacité du jeune homme à aimer. Finalement, son destin bascule et il est déporté dans un camp pour avoir écrit une plaisanterie sur une carte postale. Le thème majeur du roman est la trahison vis-à-vis de soi. La distorsion entre ce que le personnage est, et son image est si forte qu’il doit se poser la question de la vérité, ce qui le fait traverser des états émotionnels extrêmes. Il souffre, devient paranoïaque et finit par se résigner à être cet homme qui a eu ce trajet. Qu’est-ce qu’on choisit ? nous interroge Kundera, car la vie est une série de rencontres et d’accidents qui auraient très bien pu ne pas avoir lieu. Et nous sommes condamnés à être quelqu’un, sans être vraiment partie prenante.

Dans quelle mesure pensez-vous que Kundera a eu un écho dans le monde arabe ?

Il a été lu mondialement : j’ai fait mes études au Maroc, puis en France et à New York ; dans ma génération, on l’a tous lu ! C’est un monument qui me fait penser à une peinture de Klee, Le Jardin englouti, qui représente un jardin sous l’eau, où tout est à l’envers. C’est à la fois tragique et très joyeux, parce que l’intelligence et l’esprit rendent supportable l’insupportable, et c’est très proche de la vision de Kundera. Il y a une élucidation extraordinaire de la condition humaine chez lui et, en même temps, par un effet de virtuosité, elle devient légère, et c’est ce qui le rend inoubliable.

Sa disparition est un grand choc, on ne savait plus qu’il existait, mais il était là, comme une sentinelle, contre l’esprit du sérieux. Aujourd’hui on est envahi par l’esprit du sérieux, par des êtres pathétiques qui saturent les réseaux sociaux de représentations d’eux-mêmes pesantes et inutiles. Kundera fait juste le contraire : son propos est fondamental avec une absolue légèreté, comme une pirouette, certes tragique, mais rien de plus, car on est toujours manqué et manquant. Nous vivons une époque qui tend à se remplir d’objets, d’images, de mots, de concepts, or dans l’œuvre de Kundera l’homme se définit par le manque, et c’est très fort : il faut supporter le fait que c’est vide.

S’il fallait conseiller une première lecture pour découvrir le romancier, je choisirais La Plaisanterie, c’est son premier roman, et on y trouve déjà tous les thèmes qui vont traverser son œuvre, ce qui est assez fascinant. 

Quels souvenirs gardez-vous de vos premières lectures de Kundera ?C’est une lecture fondamentale qui m’a formée et Kundera a accompagné ma jeunesse. Quand L’Insoutenable légèreté de l’être est sorti, en 1984, j’avais 18 ans, je l’ai lu d’une traite ainsi que tous ceux qui ont suivi. Pour commencer, le titre est incroyable, car il évoque un sentiment qu’on a à 18 ans : on...

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