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Culture - Rencontre

Sous le ciel de Constable, Zena Assi brosse encore et toujours Beyrouth, son chaos, son horizon nuageux...

Cinq ans après sa dernière exposition au Liban, l’artiste, installée à Londres depuis 2014, présente à la galerie Tanit de Beyrouth* un melting-pot de ses dernières œuvres. Des peintures, des gravures, des céramiques, une installation et une vidéo expérimentale qui forment, ainsi réunies, un corpus cohérent imprégné de ses allers-retours culturels, identitaires et mémoriels...

Sous le ciel de Constable, Zena Assi brosse encore et toujours Beyrouth, son chaos, son horizon nuageux...

Une toile de la série « Study of a Cloud After Constable » (huile, pastel à l’huile, collage et encre sur toile 15 x 20 cm). Photos DR

Comment Zena Assi, à l’œuvre taguée au sceau d’une urbanité contemporaine absolue, a-t-elle pu succomber au charme des paysages naturels romantiques de John Constable (1776-1837), le « maître de la peinture des nuages », au point d’insérer la représentation des nuées, tourbillons et autres cumulus propres au peintre britannique dans sa nouvelle cuvée de toiles ?

« Vessel 22-2022 », de Zena Assi, céramique émaillée et Transfers (17 x 11 x 6 cm).

La réponse est à chercher du côté de l’Angleterre, où l’artiste libanaise s’est installée depuis presque une dizaine d’années. C’est là qu’à la faveur d’une visite à la Royal Academy of Arts de Londres, elle tombe, il y a 2 ans, sur une exposition consacrée aux œuvres de ce paysagiste anglais contemporain et grand rival de William Turner. « J’ai eu le coup de foudre pour sa série “Study of a Cloud”, une dizaine d’esquisses à l’huile que John Constable a peintes entre 1821 et 1822 en extérieur – à une époque où la plupart de ses confrères ne sortaient pas de leurs ateliers – et dans lesquelles il saisissait, avec une rigueur de scientifique, les changements climatiques du ciel anglais à travers les formes et les nuances de ses nuages », signale d’une voix pleine d’enthousiasme Assi. « En sortant du musée, j’ai pensé que je me trouvais, exactement 200 ans plus tard, sous le même ciel que cet artiste dont le travail m’avait tant émue. Et chez lequel je retrouvais cette exploration obsessionnelle d’un thème et d’un lieu – car il réalisait ses croquis toujours à partir du même emplacement – qui se traduit chez moi dans mes inlassables représentations de l’urbanité de Beyrouth », poursuit-elle.

Zena Assi a repris à sa façon la célèbre suite picturale de John Constable baptisée « Study of a Cloud ».Photo publiée avec l'aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Tanit Beyrouth

De cet « émerveillement » naîtra Study of a Cloud After Constable, sa toute dernière production picturale qu’elle présente, jusqu’au 3 août, à la galerie Tanit de Beyrouth. Une série de « variations » en 5 grandes huiles et techniques mixtes (100 x 150 cm) et 40 toiles en petits formats (15 x 20 cm) dans lesquels Zena Assi va mixer ses typiques panoramas beyrouthins tout en enchevêtrements de bâtisses et de quartiers hétéroclites et bigarrés, avec le ciel voilé, nuageux et changeant de l’Angleterre.

Pour mémoire

Zéna Assi, Beyrouth au cœur...

Un geste pictural qui exprime de manière flagrante la dualité de cultures et d’identités dans laquelle se débat – ou se complaît ? – cette artiste. En faisant ainsi fusionner dans l’espace de ses toiles sa ville natale qui, entre attachement viscéral et rejet excédé, lui colle à la peau, et son pays d’accueil, au ciel toujours incertain, malgré l’apaisement sécuritaire et la vitalité culturelle qu’il lui offre, Zena Assi dépeint cet « entre-deux » dans lequel elle évolue désormais. La quarantenaire aux lunettes rondes à la John Lennon, qui a délibérément choisi de vivre à l’étranger avant même l’irruption de la crise « pour offrir un environnement d’avenir à mes enfants », ne peut s’empêcher de faire de constants allers-retours entre Londres et Beyrouth, « où j’ai la chance d’avoir encore mon appartement et mon atelier », dit-elle.

Une gravure signée Zena Assi à la manière des aquatintes de Goya... (DR)

Entre ici et là-bas

« Quand on s’éloigne de son pays natal et qu’on s’installe dans un autre, on finit par se retrouver dans un territoire flottant, hybride, entre ici et là-bas. Un entre-deux qui vous amène à vous interroger avec une acuité nouvelle sur vos ressentis identitaires et culturels, sur ce à quoi vous êtes réellement attaché et ce dont vous voulez vous délester, sur l’impact de la nostalgie sur les fluctuations de la mémoire… » confie celle qui ne se considère pas vraiment comme une émigrée.

Autant de questionnements qu’elle va traduire dans une installation figurant un repas familial réunissant ceux qui sont restés et « la variante (en l’occurrence elle-même) qui s’est retranchée de la formule ». Et des problématiques qui nourrissent également ses œuvres en céramique, un médium qu’elle a toujours eu le désir d’expérimenter et que son installation à Londres, « une place artistique ouverte à toutes les techniques, des plus anciennes aux plus novatrices », lui a permis de réaliser.

Des totems en céramique inspirés de la collection d’artefacts du musée national de Beyrouth. Photo publiée avec l'aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Tanit Beyrouth

Ces sacs de sable entrés au musée…

Elle façonnera ainsi, au cours de ces trois dernières années, des objets directement inspirés des pièces archéologiques, vases, colonnes, statutaires et effigies, qu’elle retrouve (ou pas !) au gré de ses rituelles visites au musée national de Beyrouth à chacun de ses retours au pays. Des pièces antiques, qui pour Zena Assi sont associées tout à la fois à l’ancienneté de la civilisation du pays du Cèdre et à la guerre civile qui a également laissé ses traces sur les collections de ce musée. « Durant la guerre civile, le musée national, situé sur l’une des fameuses lignes de démarcation, est resté fermé pendant vingt ans. Et ses grandes pièces non déplaçables (statues, mosaïques et sarcophages) ont été protégées par des sacs de sable, mais aussi des chapes de béton, jusqu’à sa réouverture en 1997. J’ai grandi durant cette période. Ce qui fait que pour moi, le béton et les sacs de sable font désormais partie de l’histoire de ce musée et de celle de ses collections », indique la peintre et céramiste qui a ainsi mêlé ses deux pratiques dans une vaste série des vases (de moyenne et petite dimension) en céramique émaillée enrobée de transferts d’images de ses peintures beyrouthines.


Pour mémoire

Arpenter la ville avec Zena Assi

En céramique toujours, elle va réinterpréter les vestiges des colonnes romaines de la place du Musée à Beyrouth en totems imaginaires et colorés surmontés de gargouilles « occidentalisantes »… Idem pour les effigies animalières et les figures des fresques antiques du musée beyrouthin, qu’elle façonne en terre glaise en copies à l’identique et superpose en les intercalant de reproductions miniaturisées des fameux sacs de sable… Des pièces totémiques également, mais qui s’achèvent invariablement par une figurine de femme contemporaine en… résine imprimée en 3D. « C’est ma manière d’inclure dans l’histoire de l’art la représentation de la femme actuelle, qui n’est ni déesse ni victime, mais qui joue un vrai rôle au sein de la société », indique cette féministe discrète.

L’artiste installant son « Dîner de famille » à la galerie Tanit, à Beyrouth. Photo publiée avec l'aimable autorisation de l’artiste et de la galerie Tanit Beyrout).

« Les désastres de la guerre » revus et répétés

Pour celle qui aime sortir de sa zone de confort en expérimentant différents matériaux et supports, la gravure qu’elle redécouvre en feuilletant un ouvrage dédié à Goya va également être un moyen d’expression dans lequel Zena Assi se lance en 2017. S’appropriant des détails et des figures monstrueuses de la fameuse série d’eau-forte du grand maître de la peinture espagnole, Les désastres de la guerre, elle va les intégrer à ses propres gravures, où drones, avions de guerre et autres symboles de notre contemporanéité évoquent le chaos, la violence et l’injustice du monde actuel. Une manière pour cette artiste subtilement engagée d’exprimer l’implacable répétition des désastres « et » des guerres… Une série d’aquatintes réalisées dans les règles de cette technique ancienne (avec 20 tirages sur papier de Chine) qui vont aboutir (grâce à la contribution de l’animatrice Amandine Brenas) à une vidéo expérimentale de 4 minutes intitulée Ecce Homo (Voici l’Homme). Une œuvre poétique qui, mieux que mille discours, plaide « pour la valorisation de la vie humaine et sa priorité sur toutes les idéologies ».

À l’heure où nombre de ses pairs se tournent vers les NFT, Zena Assi, peintre issue de l’univers graphique et publicitaire, inscrit donc ses nouvelles œuvres autant dans la lignée des grands maîtres de la peinture occidentale que dans les vestiges civilisationnels du pays du Cèdre.

Et pourtant, malgré cet ancrage dans l’histoire de l’art, les œuvres de cette artiste, qui utilise des supports et médiums divers et variés, portent essentiellement l’empreinte de notre environnement contemporain à travers les changement culturels et sociaux qu’elle explore et documente. À la manière d’artefacts pour les temps futurs.

Un travail où se retrouvent la beauté, l’humanité, la réflexion et l’ironie parfois... À découvrir assurément.

* « Study of a Cloud », de Zena Assi, à la galerie Tanit, Mar Mikhaël, jusqu’au 3 août.

Comment Zena Assi, à l’œuvre taguée au sceau d’une urbanité contemporaine absolue, a-t-elle pu succomber au charme des paysages naturels romantiques de John Constable (1776-1837), le « maître de la peinture des nuages », au point d’insérer la représentation des nuées, tourbillons et autres cumulus propres au peintre britannique dans sa nouvelle cuvée de toiles ?...

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