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Elena Ferrante : l’écriture docile et l’écriture impétueuse

Elena Ferrante : l’écriture docile et l’écriture impétueuse

Stendhal a écrit La Chartreuse de Parme en cinquante-deux jours ; si l’on multiplie ce nombre par trente, on obtient approximativement le temps qu’il a fallu à Flaubert pour rédiger Madame Bovary : cinquante-six mois, soit environ quatre ans et demi. En simplifiant à l’excès, on pourrait dire que chacun de ces deux auteurs représente l’un des deux pôles extrêmes entre lesquels se meut l’écriture : d’un côté, l’inspiration, l’exaltation créatrice, la célérité de la plume qui atteint la vélocité de la parole, l’œuvre qui s’écrit presque d’elle-même ; de l’autre, la patience, l’autodiscipline, le labeur acharné, la lenteur désespérante, les hésitations douloureuses et infinies.

Ces deux pôles sont toutefois des idées abstraites et schématiques qui, en tant que telles, ne s’incarnent jamais pleinement dans des écrivains réels ; même Flaubert et Stendhal s’écartent parfois des modèles qu’ils sont respectivement censés représenter. Il s’agit donc de deux modes d’écriture qui ne sont pas séparés et qui se retrouvent tous les deux, à des degrés différents, chez tout écrivain. Le rapport entre ces deux écritures – comment elles se conjuguent et se complètent mutuellement ou, au contraire, s’opposent et se détruisent l’une l’autre –, tel est le thème principal du nouveau livre d’Elena Ferrante.

Cet ouvrage, qui s’intitule Entre les marges. Conversations sur le plaisir de lire et d’écrire, rassemble trois conférences écrites par Ferrante et lues par l’actrice Manuela Mandracchia au Théâtre Arena del Sole de Bologne, ainsi qu’un court essai, La Côte de Dante, rédigé par l’auteure à l’invitation de l’ADI (Association des italianisants) et lu par la chercheuse et critique littéraire Tiziana de Rogatis dans le cadre d’un colloque sur Dante.

Le sous-titre du livre peut sembler quelque peu ironique, car dans ces quatre textes, il est très peu question de plaisir, Ferrante s’attardant, au contraire, sur les difficultés, les frustrations et les insatisfactions inhérentes à l’acte d’écrire. Il est donc clair qu’elle est plus proche du pôle flaubertien, non pas au sens où elle serait obsédée par la perfection stylistique, mais au sens où écrire est, pour elle, une affaire de patience, de persévérance, de travail acharné et méticuleux. C’est ce qu’elle appelle l’écriture docile, disciplinée et zélée, celle qui observe respectueusement les règles établies par les grands modèles littéraires du passé. Le résultat de cette écriture d’élève studieuse laisse Ferrante toujours insatisfaite. « Alors, dit-elle, je cherche une autre écriture, une écriture impétueuse, en vain, elle jaillit rarement. Elle apparaît, que sais-je, dans les premières lignes, mais, comme je ne parviens pas à la retenir, elle se volatilise. Ou encore elle surgit après de nombreuses pages et se dévide insolemment sans se lasser, sans s’attarder, sans se soucier non plus de la ponctuation, forte de son seul élan. Puis elle me quitte brusquement. »

Cette seconde écriture, impétueuse, survoltée, débordante, ne libère pourtant pas une voix authentique, qui serait donc propre à l’écrivain ; car pour Ferrante, on écrit toujours, consciemment ou inconsciemment, à partir des mots des autres, autrement dit, en réutilisant les formes et les techniques héritées de la tradition. Mais s’il en est ainsi, comment sortir de l’imitation plus ou moins servile ? Et comment le nouveau apparaît-il ? En déséquilibrant et en déformant les modèles de la tradition littéraire, ce qui est l’effet propre de l’écriture impétueuse ou débordante. Décrivant sa manière de travailler, Ferrante dit : « Je me suis donc campée sur ma tendance à employer des structures traditionnellement robustes, à les travailler soigneusement, en attendant patiemment de me mettre à écrire avec la vérité dont je suis capable, déséquilibrant et déformant cette architecture pour, de tout mon corps, me ménager un espace. Telle est pour moi la vraie écriture : non un geste élégant, étudié, mais un acte convulsif. »

Écrire donc avec l’acharnement d’un Flaubert tout en espérant – souvent en vain – le surgissement du moment stendhalien : ainsi procède Elena Ferrante.

Entre les marges. Conversations sur le plaisir de lire et d’écrire d’Elena Ferrante, traduit de l’anglais par Nathalie Bauer, Gallimard, 2023, 128 p.

Stendhal a écrit La Chartreuse de Parme en cinquante-deux jours ; si l’on multiplie ce nombre par trente, on obtient approximativement le temps qu’il a fallu à Flaubert pour rédiger Madame Bovary : cinquante-six mois, soit environ quatre ans et demi. En simplifiant à l’excès, on pourrait dire que chacun de ces deux auteurs représente l’un des deux pôles extrêmes entre lesquels...

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