Rechercher
Rechercher

Brocantes, théâtres d’illusions

En mai fais ce qu’il te plait, certes, mais le mois joli est toujours un peu traître. Il faut attendre les dernières semaines. Quand la dernière pluie est bien la dernière, vient le moment que la ville attend pour étaler ses petits secrets. Les premiers jours de brocante annoncent les premiers vrais beaux jours. Dans la longue lumière de l’été qui commence, on aborde, le cœur un peu serré, ce marché des objets qui cherchent à appartenir après avoir appartenu. Tant de passé qui se cherche un futur, tant de poussières qui furent d’étoiles et de lumières éteintes prêtes à se rallumer. Les vieux téléphones, machines à écrire, vinyles, tableautins, petits meubles, pacotilles, bibelots, babioles, bagatelles, tous fanés, appellent le badaud en silence. Ils ont l’attitude vaguement fière des grands timides dont on dit qu’ils gagnent à être connus. L’air est à la fête. Lampions, limonade, vins de couvents. On rit de voir le ciel, respirer les arbres en fleurs et voir les gens un peu plus légers après tant de mois à tenter de se reconstruire. Qu’il est dur d’être Libanais !

On flâne sans but. On ne regarde pas, on contemple. On interroge, c’est une façon d’aimer. Au bout de ce fume-cigarette, il y eut peut-être des lèvres peintes, des doigts nerveux et délicats protégés par des gants d’opéra, toute une silhouette de Gruau dont un écran de fumée augmentait le mystère. Une femme. Raffinée. Assise. Longues jambes croisées, un trait cousu dans la soie soulignant le galbe. Voilette, peut-être. Vêtue de noir, oui. Elle a dû le garder longtemps, ce petit tube d’or et d’ébène. Et puis le temps de la séduction a passé. Le fume-cigarette a rejoint dans un tiroir d’autres accessoires dont l’âge vous détache. D’où vient-il ? Cadeau d’un amant disparu dans les méandres de la terrible moitié du XXe siècle? Acheté une petite fortune chez un grand bijoutier parisien ? À qui ira-t-il à présent ? À qui servent encore ces coquetteries statutaires d’une génération évanouie ? L’acheter sans réfléchir, comme on adopte un chat, pour éviter qu’il ne se perde avec la voilette, les gants d’opéra, les jambes, les grands soirs et le mystère.

Le téléphone noir. Sonnerie d’alarme mécanique, de cloche de récré. Cadran rond, chiffres gravés sur des pastilles ivoire. Le lourd combiné de bakélite. Il y en avait encore de pareils durant la guerre de 1975. On soulevait l’écouteur en forme d’haltère. On attendait le bruit blanc qui indiquait de la « chaleur » et permettait d’espérer l’ouverture de la ligne. Cela pouvait durer des heures. On limitait cependant, à regret, ce temps d’attente, pour ne pas perdre sa chance de recevoir un hypothétique appel qui se heurterait alors à une ligne occupée. Tant d’inquiétude dans cette forme massive et passive. Tant de temps perdu à se ronger les sangs pour avoir des nouvelles de quelqu’un qui, par malheur, ne répondrait plus. Allez ! Emporter ce téléphone et lui faire un sort. Soulever l’écouteur, tenter cet exercice cathartique de le porter à l’oreille et imaginer qu’on réponde. Y conserver les voix aimées.

Machine à écrire. Olivetti. Une princesse, en son temps. Tactactactac-ting… La symphonie de Leroy Anderson qui se jouait indéfiniment dans la salle de rédaction. À l’arrière-plan, le téléscripteur déversait tranquillement ses mauvaises nouvelles en perforant du papier. Service à thé en étain : cadeau de mariage. L’étain avait la réputation de porter bonheur et consolider les couples. Porcelaine fêlée, table à café griffée par une pluie de débris. Depuis l’explosion du 4 août 2020, le temps est tombé dans une trappe. Il en ressort parfois en déversant au hasard les vestiges balafrés d’une époque où les Beyrouthins ne se savaient pas heureux. Une marée de nostalgie se déverse sur l’escalier Saint-Nicolas. Tout cela, qui vit encore, a été vécu. Le passé débonnaire et convivial de Beyrouth nous rattrape. Tant de bonté, tant d’illusions dans ce que nous fûmes, ce que nous sommes et ce qu’encore nous laisserons.

En mai fais ce qu’il te plait, certes, mais le mois joli est toujours un peu traître. Il faut attendre les dernières semaines. Quand la dernière pluie est bien la dernière, vient le moment que la ville attend pour étaler ses petits secrets. Les premiers jours de brocante annoncent les premiers vrais beaux jours. Dans la longue lumière de l’été qui commence, on aborde, le cœur un peu...

commentaires (5)

Oui tout ça c’est fini, je me demande si encore je viendrai au Liban

Eleni Caridopoulou

18 h 03, le 25 mai 2023

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • Oui tout ça c’est fini, je me demande si encore je viendrai au Liban

    Eleni Caridopoulou

    18 h 03, le 25 mai 2023

  • Sublime! comment vous faite? Je suis jalouse, bien que je deteste la nostalgie...

    BARAKAT Hoda

    17 h 59, le 25 mai 2023

  • Magnifique!

    Zeineh Nada

    10 h 26, le 25 mai 2023

  • Je partage cet article pour la beauté de son écriture et le plaisir de sa lecture. Comme ça, pendant le premier café du matin.

    CODANI Didier

    07 h 54, le 25 mai 2023

  • Votre plume , presque comme une consolation … merci

    Rana Raouda TORIEL

    07 h 11, le 25 mai 2023

Retour en haut