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Une amande, tu la sépares en deux

Le Petit Robert qui, comme chacun sait, fait partie des plus gros volumes d’une bibliothèque, n’a pas fini de s’épaissir. C’est qu’il est bien nourri, à force d’ingérer tout ce que l’humanité nomme de concret ou d’abstrait, de visible ou d’invisible, de sensible ou pas, et de le digérer en français. Chaque époque y déverse ses obsessions. L’histoire, la politique, la géopolitique, les guerres, les migrations, les intégrations, les nouvelles mœurs y déposent leur écot. Des pages de son édition 2023, parue en ce mois de mai, se dégage un fumet libanais. Après « houmous », en 2007, voici « labné », « chawarma », « halloumi », ces basiques des traiteurs du pays du Cèdre qui sauvent les dîners parisiens de dernière minute et réconfortent sous le crachin de l’Hexagone les étudiants esseulés. Cette trilogie levantine a beau faire partie de sa culture culinaire, le Liban ne peut s’en attribuer la parenté. Le halloumi, ce fromage blanc frais, élastique, salé à vous transformer en statue, qui se dore en grillant, est chypriote avec certitude. Le chawarma est formellement turc, issu d’un énorme cône de viandes marinées qui grésillent en tournant sur une broche autour d’une flamme, et dont un grand couteau effilé récupère de fines lamelles sur un pita ouvert. Il nous vient de quatre cents ans d’occupation ottomane. Le labné est tout simplement un yaourt égoutté, sublimé en une crème épaisse, légèrement acidulée. Cet indispensable des petits déjeuners libanais est si libanais qu’il est difficile de l’imaginer hors de son contexte, ensoleillé d’huile d’olive, accompagné de petites olives noires, de tomates et de concombres, toujours sur une table de bois écaillée, face à la mer ou à quelque vallée capitonnée de brume. Bon appétit, Le Petit Robert ! Tes papilles s’affinent et sur le bout de ta belle langue s’arrondissent les saveurs de notre coin de Méditerranée.

Comme la pizza et les sushis, ces piliers de la cuisine internationale, les spécialités libanaises, pourtant venues d’un pays minuscule qui n’a jamais connu un seul jour de tranquillité, prouvent le rayonnement d’une diaspora miraculeusement dynamique, sereinement intégrée. Élevés dans le principe du partage : « une amande, tu la sépares en deux », les Libanais ont exporté avec leur nourriture l’indispensable plaisir de faire plaisir. Leurs mezzés pléthoriques, les petites bouchées pincées dans un morceau de pain, ne sont que des prétextes pour faire circuler les assiettes, insister, servir, nourrir et puis rire. L’arak et l’eau, deux transparences qui donnent en se mêlant une intrigante opalescence, prolongent la convivialité. Il flotte autour des tables un parfum qui n’a aucun lien avec le comestible. Vapeurs d’anis et fumée de chicha rappellent qu’ici se déroule un rituel qui transcende le manger.

Vient enfin cet étrange nouveau mot, que Le Petit Robert a eu le bon sens d’ajouter aux mots du festin : le café blanc. Certes, il existe une fameuse variété de café blanc yéménite qui est un arabica très légèrement torréfié. Mais il ne s’agit pour notre Petit Robert ni de cette spécialité ni de café au lait. Le dictionnaire retient pour « café blanc » l’infusion de fleur d’oranger, servie dans une petite tasse à la fin d’un repas libanais. Toute notre enfance, nos mères nous envoyaient compter sur nos doigts, que nous ramenions drôlement tordus à la cuisine, les cafés noirs et les cafés blancs. Les convives levaient la main pour l’un ou pour l’autre. Ceux qui n’avaient pas de sieste en vue prenaient le noir tapissé de marc. Ceux qui somnolaient déjà prenaient ces tasses transparentes, liserées d’or, dont le sillage faisait surgir au salon les grisantes floraisons printanières des vergers à l’arrière des plages, tout le long de la mer. Pourquoi appelle-t-on « café » ce breuvage transparent, parfois agrémenté d’un zeste d’agrume, poétique entre tous ? Sans doute parce qu’il se pose à la fin du repas, dernière scène d’un rituel heureux. Ultime refuge de la tranquillité, dans notre pays qui cache la sienne où il peut, le café blanc est, de tous nos partages, l’un des plus tendrement subtils. Souviens-t’en, Petit Robert, et ne le retire jamais de tes pages. Quand les temps se font durs, un café blanc nous fait la vita bella et dilue la peine dans un rêve de jardin.

Le Petit Robert qui, comme chacun sait, fait partie des plus gros volumes d’une bibliothèque, n’a pas fini de s’épaissir. C’est qu’il est bien nourri, à force d’ingérer tout ce que l’humanité nomme de concret ou d’abstrait, de visible ou d’invisible, de sensible ou pas, et de le digérer en français. Chaque époque y déverse ses obsessions. L’histoire, la politique, la...

commentaires (13)

❤️❤️

Charles Ghorayeb

05 h 44, le 16 mai 2023

Tous les commentaires

Commentaires (13)

  • ❤️❤️

    Charles Ghorayeb

    05 h 44, le 16 mai 2023

  • Késsik, Fifi que je lève avec un café blanc délicieux et relaxant bien de chez nous! Merci pour ce billet et tous vos billets issus d'une expérience si libanaise...

    Wlek Sanferlou

    13 h 54, le 15 mai 2023

  • Un jour, dans un restaurant syrien de Paris, j'ai demandé après le dîner un café blanc. "Mais madame, il n'y a que les Libanais pour boire ça !", m'a affirmé en riant le patron. Et bien, il se trompait. Il y a également moi, parisienne pur jus. Merci de votre petit hommage au café blanc, chère Fifi Abou Dib. Je m'y associe entièrement.

    Isabelle PARION

    19 h 52, le 14 mai 2023

  • Magnifique !

    Céleste

    08 h 30, le 13 mai 2023

  • C'est beau et doux. Merci !

    Saliba Patricia

    23 h 39, le 11 mai 2023

  • Vous avez oublié la manouche que j’aime beaucoup

    Eleni Caridopoulou

    21 h 51, le 11 mai 2023

  • Merci Madame. Vos textes, rares de beauté et de finesse, mettent du baume au coeur, surtout aux coeurs des absents... H

    BARAKAT Hoda

    14 h 39, le 11 mai 2023

  • C’est beau.

    Sissi zayyat

    12 h 16, le 11 mai 2023

  • Toujours excellent JDN

    Zeinoun rony

    11 h 19, le 11 mai 2023

  • De toute beaute

    Allam Charles K

    09 h 27, le 11 mai 2023

  • Un peu de douceur dans une réalité si brute…

    Rafeh alam

    07 h 44, le 11 mai 2023

  • Absolument délicieux !

    Rana Raouda TORIEL

    07 h 13, le 11 mai 2023

  • Merci pour ce rêve

    Renauld Patrick

    07 h 04, le 11 mai 2023

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