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Fargo


Loin de cette semaine où l’hiver s’attarde, il faisait soleil, ce dimanche-là. Le 13 avril 1975 était un beau jour de printemps, un peu trop beau peut-être. Abdel Halim Caracalla donnait depuis la veille, au palais de l’Unesco, un spectacle éblouissant : Étranges merveilles. On se donnait le mot pour aller y assister, et les places s’épuisaient rapidement sur toutes les dates, jusqu’au 20 du mois. Ce matin-là, une belle journée ordinaire. Pâques était tombée plus tôt, fin mars. C’était sans doute, pour les écoliers, la dernière journée de vacances. Impatientes de revoir la mer en sa belle saison, les familles étaient de sortie, endimanchées comme on dit. On s’endimanchait pour tout, en ce temps-là; pour rendre visite à la parentèle, pour aller au restaurant, assister à un concert ou à une conférence, prendre l’avion… Instagram n’existait pas, mais le regard de l’entourage avait son importance. Dans ce Liban prospère, moderniste, fier de son progrès dans un monde arabe à la traîne, tout le monde se bousculait pour gravir l’échelle sociale. Le devoir d’élégance était certes dicté par cette compétition tacite, mais il était aussi imposé par le décor. Les villes en plein essor affichaient des rues et des constructions neuves. Il régnait une sorte d’euphorie d’appartenir à ce pays dont les citoyens étaient fermement convaincus qu’il était le plus beau du monde.


Une rumeur, tout à coup. La radio de la voiture crachouille des mots que les enfants à l’arrière, ne peuvent pas comprendre. La main tremble un peu sur le volant. D’où est apparu ce nuage noir au milieu de tout ce bleu? On rentre ! Ça geint un peu, sur la banquette, mais l’autorité, en ce temps-là, ne se conteste pas. Les parents se concertent. Sera-t-il raisonnable d’aller au spectacle ce soir ? Cela fait un bout de temps que les fédayin, expulsés de Jordanie et refoulés vers le Liban par le roi Hussein après Septembre noir, affichent un comportement provocateur et dangereux. Qu’est-ce qu’il leur a pris d’envoyer une voiture foncer dans les barrières des forces de l’ordre, devant cette église de Aïn el-Remmané qu’on inaugurait ce jour-là en présence de Pierre Gemayel, le fondateur et président du parti phalangiste dont le nom est sans ambiguïté? Et puis tirer dans le tas, sur la foule des fidèles, tuer des partisans? Un peu plus trad passera dans une rue du quartier le fameux bus Fargo transportant des Palestiniens de retour d’un rassemblement politique, portant les drapeaux de leurs factions. Un peu trop bruyants, un peu trop triomphants, brandissant aux fenêtres les deux doigts de la victoire, savent-ils ce qui les attend ?


Depuis quelques mois, déjà, dans le beau décor méditerranéen de Beyrouth, dans la douce routine des familles endimanchées, des sources mystérieuses murmuraient à l’oreille des hommes qu’il leur fallait s’armer pour on-ne-sait-jamais. Et les armes, ce jour-là, sont sorties de ce nulle part des matelas, des placards et des tiroirs à double fond. Terrorisés par l’incident du matin, les riverains se sont acharnés sur le Fargo. Massacre. Trois survivants : le chauffeur et deux passagers extraits de sous les cadavres qui les ont finalement protégés. Étrange merveille, le spectacle de Caracalla a eu lieu. Mais le soir, à la sortie des artistes, la guérilla se poursuivait encore et la danseuse Amira Majed, touchée à la colonne vertébrale par une balle perdue, restera paralysée à vie. S’ensuivront de longs mois sans dimanches, où les habitants de Beyrouth, terrés la plupart du temps dans les abris, entretiendront patiemment leurs manières élégantes, entre terreur et déni. Beaucoup prendront le chemin de l’exil. D’autres repartiront vers les montagnes d’où leurs aïeux étaient descendus en quête d’une vie meilleure. Les mois sont devenus des années de frigos éteints, de bougies collées sur des soucoupes, de nuits studieuses parce que les études demeuraient la seule certitude, le seul passeport peut-être, et le calendrier académique le seul moyen de compter le temps.


Étrange merveille, ce 13 avril 1975, dernier jour de nos illusions, premier jour de la fin d’un monde, nous signalait par la paralysie d’une danseuse qu’il nous serait désormais interdit de danser. C’était oublier qu’obéir n’est pas libanais.

Loin de cette semaine où l’hiver s’attarde, il faisait soleil, ce dimanche-là. Le 13 avril 1975 était un beau jour de printemps, un peu trop beau peut-être. Abdel Halim Caracalla donnait depuis la veille, au palais de l’Unesco, un spectacle éblouissant : Étranges merveilles. On se donnait le mot pour aller y assister, et les places s’épuisaient rapidement sur toutes les dates,...

commentaires (6)

Tres bon article. Mais le seul probleme c'est le titre. Malgre que Fargo faisait partie de la compagnie Chrysler, de meme que DeSoto, le fameux Bus de 1975 etait un DeSoto, comme l'indique les photos: https://www.alamy.com/people-look-at-the-bus-which-is-regarded-by-the-lebanese-as-a-symbol-of-lebanons-civil-war-between-1975-1990-in-beirut-april-12-2007-the-civil-strife-officially-began-on-april-13-1975-when-christian-gunmen-sprayed-the-bus-with-bullets-as-it-drove-through-a-christian-neighbourhood-of-the-capital-killing-more-than-20-palestinian-fighters-in-the-bus-reutersmohamed-azakir-lebanon-image379586973.html

Elie George Haddad

10 h 21, le 16 avril 2023

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Commentaires (6)

  • Tres bon article. Mais le seul probleme c'est le titre. Malgre que Fargo faisait partie de la compagnie Chrysler, de meme que DeSoto, le fameux Bus de 1975 etait un DeSoto, comme l'indique les photos: https://www.alamy.com/people-look-at-the-bus-which-is-regarded-by-the-lebanese-as-a-symbol-of-lebanons-civil-war-between-1975-1990-in-beirut-april-12-2007-the-civil-strife-officially-began-on-april-13-1975-when-christian-gunmen-sprayed-the-bus-with-bullets-as-it-drove-through-a-christian-neighbourhood-of-the-capital-killing-more-than-20-palestinian-fighters-in-the-bus-reutersmohamed-azakir-lebanon-image379586973.html

    Elie George Haddad

    10 h 21, le 16 avril 2023

  • En France ,on a oublié étrangement le mitraillage de l'église . J'avais quitté Beyrouth fin mars après avoir passé 4 semaines entre Saïda et Zouk Mikael en famille... Il était évident que cette situation ne pouvait que mal se terminer et je le ressentais bien à Saïda ou sur la route de l'aéroport . Mais à Zouk Mikael,Jounieh ou à Hamra on était dans un autre Liban !

    Yves Gautron

    20 h 31, le 13 avril 2023

  • 13 avril 1975 date fatidique et désastreuse ... en attendant la date de la fin de notre servitude à ces monstres au pouvoir et l'éclosion de ce Liban Message.

    Wlek Sanferlou

    14 h 49, le 13 avril 2023

  • Superbe billet. Bravo.

    Charles Ghorayeb

    14 h 18, le 13 avril 2023

  • Magnifique!

    rolla aoun

    13 h 58, le 13 avril 2023

  • Et quelques jours plus tard , ma mère, ma sœur et moi avons pris l’exil pour Accra rejoindre mon père et puis Paris pour soit disant quelques mois le temps que la guerre s’arrête. 48 ans après, j’attends le moment pour pouvoir retourner vivre dans mon pays natal. J’espère ne pas y retourner dans un cercueil.

    Achkar Carlos

    01 h 02, le 13 avril 2023

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