
Le ministre syrien des Affaires étrangères Fayçal Mekdad (G) rencontrant le vice-ministre saoudien des Affaires étrangères Walid al-Khuraiji à Jeddah, lors de son premier voyage officiel dans le pays depuis 2011. HO/AFP
Il y a quelque chose d'assez incompréhensible dans l’accélération du processus de normalisation des relations diplomatiques entre un nombre croissant de régimes arabes et celui de Bachar el-Assad : après la visite du dictateur syrien à Mascate puis Abou Dhabi en février et mars dernier ; celle du ministre égyptien des Affaires étrangères à Damas, également en février ; voilà que Riyad s'apprête à accueillir, ce vendredi, une rencontre de neufs officiels de la région pour discuter du retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe, après 12 ans de suspension. Quels que soient les facteurs rationnels suggérés par certains analystes pour expliquer ce revirement, ils ont de quoi laisser perplexe. Cependant, essayons tout de même de suivre leur logique….
Ce rapprochement est-il motivé par la volonté de chasser l'Iran de la Syrie ou d'affaiblir son influence dans le pays, comme l'affirment quelques commentateurs émiratis et saoudiens ? Cet objectif semble très improbable. L'Iran est bien mieux implanté en Syrie, et la relation entre les deux régimes est trop organique et solide pour que le régime puisse s'en défaire. Non seulement le régime d’Assad ne peut pas rompre ou même affaiblir ses liens avec Téhéran, mais il ne le souhaite pas. Et pourquoi le ferait-il ? L'Iran a sauvé le régime et lui a donné une raison d'être : la lutte contre le « terrorisme takfiri » et l'appartenance à « l'axe de la résistance », deux éléments qui entrent en résonance avec sa nature socioculturelle. Le premier résonne avec la politique des régimes de « MBZ » et « MBS » (mais aussi avec celui des États-Unis, de la Russie et des autres), le second apporte une couverture idéologique à une alliance régionale sur base confessionnelle qui est organiquement orientée contre les pays arabes – les Saoudiens en particulier – et dont le centre se trouve à Téhéran. La Ligue arabe est beaucoup moins importante pour le régime. C'est juste un « jeu », au même titre que l'ONU aux yeux de Bachar el-Assad – comme ce dernier l’avait lui-même déclaré à la chaîne américaine ABC en 2011. Tirer profit de la présence de la Syrie dans ces deux organisations est toujours bon à prendre, mais il s’agit surtout de préserver son pouvoir, un pouvoir absolu et permanent dont l’Iran est le garant, avec une détermination géostratégique et une motivation culturelle. Au Liban, en Irak, au Yémen et en Syrie même, Téhéran a prouvé qu'il était prêt à aller jusqu'aux extrêmes pour dominer. Par conséquent, si les dirigeants des Émirats arabes unis et de l'Arabie saoudite – et d'autres en Jordanie, en Algérie et en Égypte – pensent réellement qu'en normalisant leur relation avec Damas ils l'éloigneront de Téhéran, ils se trompent lamentablement et ne sortiront du «jeu » qu'en perdants.
Régime intrinsèquement guerrier
Peut-être ce rapprochement est-il plutôt motivé par la volonté de stabiliser les luttes intestines dans la région ? Les Émirats arabes unis normalisent leurs relations avec Israël, l'Arabie saoudite le fait avec l'Iran et envoie des signes positifs à Tel-Aviv, les deux prennent du recul par rapport au Yémen. Mais outre le fait que cela signifie accepter un régime qui a tué un demi-million de ses citoyens, déplacé sept millions d'entre eux et détruit un grand nombre de leurs villes, la vraie question est la suivante : le régime syrien veut-il stabiliser la région ? Son histoire depuis plus d'un demi-siècle – non seulement en Syrie, mais aussi au Liban, en Irak et en Turquie – ne plaide pas en faveur d'une telle hypothèse. La caractéristique belliqueuse du régime est inscrite dans sa nature de régime familial, aspirant à rester au pouvoir pour toujours, dans un pays qui était une république, contrairement aux États du Golfe eux-mêmes où dynasties et nations ont été formées ensemble. Le régime Assad est arrivé au pouvoir par un coup d'État, et il s'agit essentiellement d'un coup d'État permanent contre la société et l'État syriens. Un coup d'État qui a érigé la brutalité en mode de gouvernement. Et la révolution ratée qui a éclaté il y a 12 ans n'a fait que consolider cette nature guerrière.
S’agit-il alors d’aider le peuple syrien qui a beaucoup souffert depuis mars 2011 ? Malheureusement, il semble que les partisans de la normalisation n'aient pas pris la peine de dire un mot sur le sort des plus de 111 000 personnes qui demeure inconnu ; sur le droit au retour en toute sécurité de près de deux millions de personnes dont les conditions de vie sont mauvaises au Liban et en Jordanie ; sur l’avenir des 3,7 millions de personnes dont les conditions s'aggravent en Turquie ; ou encore celui d'environ un demi-million de personnes en Irak et en Égypte. En outre, le régime familial en Syrie n'est pas seulement corrompu, mais il est aussi mafieux et criminel, et il aspirera toutes les aides que les bailleurs de fonds régionaux et internationaux pourront accorder, avec un impact minimal sur le niveau de souffrance humaine dans le pays.
Troc ?
Peut être la normalisation avec ce régime « chimique » traduit-elle une forme de prise de conscience du retrait des États-Unis du Moyen-Orient et des risques connexes d'apparition de centres de pouvoir régionaux en expansion qui entretiennent de bonnes relations avec la Russie, la Chine et leurs alliés ? Dans cette perspective, la normalisation avec le régime assassin est-elle un jeu avec les Américains qui ont traité leurs alliés saoudiens d’une façon perçue comme irrespectueuse par ces derniers à l'époque de Barack Obama et qui sont réticents à traiter avec MBS ? Si l'on ne peut nier les émotions et la rancune en politique, en particulier lorsqu'il s'agit d'élites non élues et non responsables, la normalisation avec l'Iran et son protégé en Syrie ressemble à « trouver refuge dans le feu en cas de chaleur extrême », comme le dit un vieux proverbe arabe.
Ou alors peut-être s'agit-il d'un troc concernant le Yémen et la Syrie ? Les Iraniens réduisant leur avant-poste houthi et les Saoudiens normalisant leur avant-poste à Damas, donnant ainsi à la domination de l'Iran sur la Syrie (sans parler de l'Irak et du Liban) une légitimité arabe totale ? Si c’est cela, ce n'est guère un choix rationnel.
Il est en tout cas inimaginable que la normalisation avec le régime syrien soit due au fait que les États arabes aient en quelque sorte cédé à un chantage implicite de Bachar el-Assad, lié au fait que ce dernier a réussi à transformer la Syrie en un narco-État et à faire passer en contrebande des pilules de captagon vers les marchés du Golfe. D’autant que pour le régime, l'empire narcotique dirigé par Maher el-Assad, le frère de Bachar, qui semble s'être rendu en Arabie saoudite il y a quelques jours, ne relève sans doute pas que d'une question d'argent : c'est une guerre visant à détruire la société saoudienne de l’intérieur comme cela a été le cas pour la Syrie elle-même.
La normalisation émiratie-saoudienne avec le régime Assad est donc sans fondement d'un point de vue rationnel. Mais peut-être est-il possible de trouver une explication assez « rationnelle » en restant dans le champ de l'irrationnel. Cette explication réside, à mon avis, dans un idéal commun extrême partagé de plus en plus par les « élites » arabes : des politiques sans politique, sans droits, sans débat, ni même société, une dynamique de « dubaïsation » de nombreux pays arabes. Cet idéal consiste en une modernité strictement matérielle, des cieux gardés pour les oligarques super-riches et des conditions de semi-esclavage pour les majorités sociales. Tel est le sens des projets NEOM et « The Line » de MBS, de Sissi-city, la future capitale administrative du régime égyptien et des rêves de reconstruction comme Marota City de la narco-élite à Damas. Qui se ressemble s’assemble, et ces élites ont beau être issues de milieux très différents, elles en viennent à partager une utopie moderniste et fascisante. Les questions de justice, de dignité humaine et même d'interactions sociales sont intraduisibles dans le langage de ces aristocraties prédatrices et criminelles. Dans cette perspective, le meurtre de masse n'est pas un obstacle à la normalisation. Au contraire, il peut constituer un recours extrême en cas de besoin.
Il semble qu'un nouveau système arabe soit en train d'émerger, un système extrêmement réactionnaire, brutal et centré sur l'écrasement de tout mouvement populaire. Des temps difficiles nous attendent...
Yassin al-Haj Saleh est un écrivain et dissident syrien, lauréat du prix du Prince Claus. Il est cofondateur d'Al-Jumhuriya.net, un site web créé à Istanbul par un groupe d'intellectuels syriens exilés.
Les arabes n’ont besoin de personne pour se tirer dans les pattes et s’éliminer entre eux. C’est une histoire ancienne que nous avons après dans les livres d’histoire, même avant l’existence des américains et des autres pays sur leur sol. On a vu des frères, demis frères, cousins et oncles se tier entre eux pour prendre leur place au pouvoir. Alors qui de tous ces égos démesurés va céder la place à l’autre pour lui permettre de régner sur la région? A mon sens aucun. Ils se considèrent tous comme étant les plus puissants et ne céderaient pour rien au monde un iota de leur toute puissance aux autres et encore moins à un autre. Dans les pays civilisés, on arrive à construire des communautés sans prince ni roi, que des partenaires égaux dans leurs droits comme dans leurs devoirs. On est loin, très loin de ce schéma avec des pays en voie de civilisation et de développement, malgré leur gratte-ciel et leur prospérité apparente, pour espérer une quelconque entente ou paix à court et moyen terme. Ils trouverons toujours une raison pour attaquer leurs voisins avec qui ils ont dîné la veille en lui promettant loyauté et fidélité alors que les plans d’attaque était dressés sur la table des opérations. Ils sont ainsi faits et je ne leur donne pas plus de quelques mois maxi pour s’étriper à nouveau et retirer ambassadeurs et consuls pour revenir bouder chacun dans son coin en faisant appel aux américains pour les sauver le jour où leur pays ou leur pouvoir sont en danger de mort.
11 h 24, le 22 avril 2023