En dépit de la fierté que nous, libanais, tirons à juste titre de notre cuisine familiale et de nos terres fertiles, notre régime alimentaire dépend depuis longtemps de denrées importées. En septembre 2020, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a indiqué que la production libanaise ne satisfaisait que 20 % des besoins locaux. Si, idéalement, la crise que traverse le pays devrait inciter à soutenir davantage les petits agriculteurs libanais, dont le rôle n’a jamais été aussi essentiel, jusqu’à présent, c’est le contraire qui se produit : nous redoublons d’appétit pour les produits étrangers, laissant les producteurs et les consommateurs locaux de plus en plus à la peine pour joindre les deux bouts.
Depuis l’indépendance, le gouvernement libanais n’a jamais semblé particulièrement soucieux de soutenir les agriculteurs. Alors que le voisin syrien menait des politiques agressives de réforme agraire, de subventions et de contrôle des prix, le pays du Cèdre a construit un système libéral soutenu par une livre artificiellement forte. Pour certains, ce modèle a bien fonctionné : les grandes entreprises s’enrichissaient grâce à un commerce intensif, tandis que les consommateurs bénéficiaient d’un accès plus large aux produits étrangers. Pour les producteurs libanais ordinaires, la situation était toutefois plus ambiguë : la plupart d’entre eux ne pouvaient pas atteindre la capacité de production ou les normes nécessaires pour exporter, et l’afflux d’importations à bas prix constituait une concurrence redoutable au niveau local. Mais ce système les a aussi aidés à se maintenir à flot, grâce à un accès facile aux intrants étrangers tels que les semences, les pesticides et les engrais. Ils achetaient ces intrants relativement peu chers, auprès de fournisseurs privés qui offraient généralement des lignes de crédit généreuses : ce n’est qu’après avoir récolté et vendu leurs produits que les agriculteurs remboursaient leur dette.
Ce système de financement s’est effondré avec la crise actuelle : les agriculteurs restent fortement dépendants de ces intrants facturés en dollars, alors même que leurs revenus en livres libanaises s’effondrent et qu’ils ne peuvent tout simplement plus payer d’avance. De leur côté, les fournisseurs souffrent de la diminution de leur clientèle, mais sont eux-mêmes trop à l’étroit pour se remettre à prêter. Résultat : tout se paie rubis sur l’ongle.
Et même lorsque les agriculteurs parviennent à obtenir une récolte décente ils peinent à commercialiser leurs produits. Les défis sont nombreux, de la hausse des coûts du transport à la baisse du pouvoir d’achat sur le marché libanais. La compétitivité est également un problème : par le passé, l’accès à des intrants bon marché permettait aux agriculteurs de vendre à des prix plus bas, ce qui leur permettait de s’en sortir sans avoir à investir ou innover. Aujourd’hui, ils doivent augmenter leurs prix pour couvrir leurs propres coûts, ce qui rend leurs produits peu attrayants, tant sur le plan financier que qualitatif.
Stratégies d’adaptation
Ces difficultés sont le fruit d’une mauvaise gouvernance. Le Liban ne dispose pas, par exemple, d’un calendrier agricole : un système qui, sur des marchés mieux organisés, aide les producteurs locaux en facilitant les restrictions à l’importation pendant les saisons où la production nationale est la plus élevée. Par ailleurs, l’absence de réglementations sanitaires dignes de ce nom signifie que les exportations libanaises répondent rarement aux normes phytosanitaires internationales.
Pour continuer à vivre, de nombreux petits et moyens exploitants ont été contraints de réduire leur production. Certains cherchent d’autres sources de revenu dans des activités diverses (chauffeurs, fabrication de conserves, etc.), ce qui implique de consacrer moins de temps aux champs. Une autre stratégie consiste à réduire les coûts, en recourant à des engrais et des pesticides très bon marché, même s’ils présentent des risques si graves pour la santé qu’ils sont même interdits sur un marché local pourtant peu réglementé. Certains professionnels ne réussissant pas à exporter leurs légumes vers l’Europe – cultivés avec des intrants illégaux importés en contrebande de Syrie – confessent ainsi écouler leur marchandise sur les marchés de Tripoli ou du Akkar, où il n’y a aucun contrôle sanitaire.
Entre-temps, ce qui reste de l’aide publique au secteur – par exemple les intrants gratuits que le ministère de l’Agriculture distribue via des municipalités – est de plus en plus dysfonctionnel. Les producteurs se plaignent qu’en raison de la médiocrité des mécanismes de stockage et de livraison, certains intrants ne leur parviennent qu’après avoir été périmés. Ils affirment également qu’en raison de l’augmentation de la corruption au Liban, ces prestations alimentent les circuits clientélistes en permettant à des intermédiaires politiquement connectés de s’approprier ces produits gratuits pour les revendre en devises.
Biais structurel
Les donateurs internationaux, les ONG et les banques de développement ont cherché à combler ces lacunes, mais avec un succès limité. Les projets d’aide sont par nature de court terme et décentralisés ; en tant que tels, même des interventions bien conçues ne peuvent se substituer à une gouvernance nationale efficace. En outre, les acteurs étrangers sont particulièrement mal placés pour entrer en contact avec les petits et moyens agriculteurs qui ont le plus besoin d’aide. Dispersés dans les périphéries du pays et peu organisés collectivement, ces producteurs n’ont aucun moyen d’exploiter le capital, le savoir-faire ou l’accès au marché que les fonds étrangers pourraient leur apporter. Au lieu de cela, ceux qui sont les mieux placés pour bénéficier de l’aide sont souvent les acteurs les plus importants et les mieux établis.
Ce biais structurel est aggravé par la tendance, chez de nombreux acteurs du développement, à promouvoir des transformations ambitieuses inaccessibles aux petits producteurs. L’agriculture « bio », par exemple, présente un attrait évident, tant sur le plan environnemental que comme moyen de réduire la dépendance à l’égard des engrais et des pesticides importés. Cependant, la transition vers cette approche nécessite des années d’apprentissage, d’investissement et de prise de risque, ce qui n’est pas à la portée de toutes les entreprises, à l’exception des plus stables. D’autres initiatives menées par des bailleurs de fonds cherchent à améliorer le secteur grâce à l’innovation, telles que la culture hydroponique censée mener vers une agriculture durable, grâce à une utilisation plus efficace de l’eau et de la terre. Mais cette méthode rend les agriculteurs dépendants d’intrants coûteux comme les structures des serres, les produits chimiques et le carburant. Ainsi, la culture hydroponique, tout comme la production « bio », implique de s’engager dans une transition coûteuse et dangereuse. Ce sont surtout les agriculteurs aisés qui ont suffisamment confiance en eux qui peuvent franchir le pas.
Pour ceux qui s’engagent dans cette voie, le seul moyen de rentabiliser leurs investissements est de générer des devises par l’exportation, un autre objectif qui a longtemps structuré les programmes d’aide étrangère. Mais, pour exporter, il faut atteindre un certain seuil quantitatif et qualitatif, dans un pays où la plupart des agriculteurs cultivent de petites parcelles et ne produisent pas selon les normes mondiales. Les programmes axés sur l’exportation favorisent donc un petit groupe de grandes entreprises agricoles, plus que le secteur agricole dans son ensemble. Ils renforcent également l’ancienne logique commerciale consistant à obtenir des dollars pour acheter des intrants importés, prolongeant ainsi un modèle inégalitaire.
Réinventer la relation à la nourriture
Privés d’un soutien significatif, les agriculteurs vulnérables se trouvent dans une situation d’attente. Nombre d’entre eux disent attendre que la crise passe, dans une tradition qui privilégie une vision à long terme et un pari sur de meilleures saisons à venir. Ils trouvent des moyens de continuer à travailler la même terre, avec les mêmes machines et les mêmes méthodes, sur lesquelles leurs familles comptent depuis des générations. Certaines de leurs cultures, comme les oliviers ou les arbres fruitiers, sont des investissements à long terme qui ne peuvent être remplacés rapidement. Cette résilience est sans doute une arme à double tranchant : si elle peut offrir un précieux sentiment de continuité et d’enracinement, elle peut aussi ralentir le changement structurel dont ces mêmes agriculteurs ont désespérément besoin.
En se débrouillant ainsi, les agriculteurs sont devenus de plus en plus dépendants de leurs communautés et de leurs réseaux locaux. Bien plus que par le passé, ils vendent leurs produits directement aux consommateurs des alentours, sans passer par les intermédiaires qui les reliaient auparavant à des marchés plus lointains. De nombreux consommateurs s’adaptent également, achetant en vrac directement aux agriculteurs et faisant leurs propres conserves.
Ces solutions improvisées ne réinventeront pas le secteur agricole obsolète et fragmenté du Liban, pas plus que ne le feront les programmes d’aide étrangère. Mais elles peuvent aider les Libanais à réinventer leur relation à la nourriture, jetant ainsi les bases d’un avenir plus prometteur. Les Libanais et expatriés sont farouchement attachés non seulement à la cuisine libanaise, mais aussi à leurs villages et à la campagne environnante. Cela constitue un point de départ facile pour établir des relations plus personnelles avec la terre et ceux qui la travaillent, par des actes aussi simples que de visiter la ferme d’un voisin ou de poser des questions sur un marché local. Au fil du temps, cette redécouverte individuelle peut déboucher sur des changements collectifs, non seulement dans la façon dont le Liban se nourrit, mais aussi dans la façon dont il soutient ceux qui le nourrissent.
Ce texte est une traduction synthétique d’un long article publié en anglais sur le site de Synaps.
Par Diana SALLOUM
Chercheuse au sein du réseau Synaps.
Comme dans absolument tous les sujets, même les plus anodins, c'est magouille, opacité & co....il n'y aura jamais d'état de droit, le confessionalisme étant le meilleur cache-sexe de cette réalité et le garant de sa pérennité.
14 h 34, le 08 avril 2023