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Culture - Expo à Beyrouth

Êtes-vous plus du genre à vous « battre contre une pierre » ou à faire l’« élégie de (vos) racines » ?

On a envie de les baptiser « les trois mousquetaires de la nouvelle scène artistique libanaise », tant leurs œuvres déployées dans le cadre d’une double exposition à la galerie Tanit de Beyrouth* semblent se mesurer dans un duel d’idées à fleurets mouchetés. Une confrontation – complice – entre deux pratiques artistiques d’où ressort gagnante la thématique de la perte, explorée dans une approche tantôt personnelle chez Élias Nafaa, tantôt collective chez le duo Laetitia Hakim & Tarek Haddad.

Êtes-vous plus du genre à vous « battre contre une pierre » ou à faire l’« élégie de (vos) racines » ?

Installation murale composée de deux sculptures en bois peint signées Élias Nafaa. Photo DR

Il y a quelque chose de feutré qui vous saisit d’emblée dès que vous mettez les pieds à la galerie Tanit de Beyrouth. Un silence de cathédrale, une blancheur dominante et un épurement des œuvres présentées qui vous entraînent, de facto, dans l’univers des idées et de la réflexion. Même si, objectivement, l’esthétisme de certaines pièces vous interpelle, c’est d’abord et avant tout le propos de ces deux expositions qui harponne l’intérêt. Et pour cause, c’est un narratif « accrocheur » autour des notions de « perte », de « chute » et de « changement », qui enveloppe les deux ensembles d’œuvres exposées. Très différents en soi, ils sont cependant habilement rapprochés par le curateur Marc Mouarkech qui a eu l’idée de présenter simultanément le travail photographique du duo d’artistes visuels Laetitia Hakim & Tarek Haddad et celui sur bois d’Élias Nafaa.

Un double accrochage qui fait naître chez le visiteur l’impression d’assister à une sorte de duel à fleurets mouchetés entre deux visions artistiques qui se confrontent, se mesurent et finissent par se rejoindre autour de l’exploration des expériences de la perte. Celle d’Élias Nafaa est issue de ses ressentis et émotions liés à un deuil personnel qu’il va matérialiser par des reliefs en bois dans Eulogy to my Roots (En mémoire de mes racines), tandis que celle du duo Hakim & Haddad, envisagée dans son aspect collectif, questionne sur un mode joueur la relation entre perte et pouvoir dans How to Stop a Rock from Growing (dont le titre voulu en français est : Se battre contre une pierre). Brèves introductions de leurs univers respectifs.

L’une des installations de Laetitia Hakim et Tarek Haddad formée d’une suite de photographies transcrites sur cubes. Photo DR

Deuil personnel vs perte collective

En juillet 2021, un incendie ravage la forêt de Aandaket, un village du nord du Liban d’où est originaire Élias Nafaa. Quelques mois plus tard, son grand-père décède. Ces malheureux événements en lien avec ses racines familiales vont induire chez ce jeune artiste (au background d’architecte) un sentiment de perte de repères. Du maelström d’émotions paradoxales et de souvenirs fantasmés, tendres et mélancoliques qu’il expérimente alors, va surgir l’envie de graver dans le bois de cèdre une élégie à ses racines. À travers une suite de variations sur le thème de l’homme et de l’arbre, il va élaborer Eulogy to my Roots. Présenté sous forme de fresque murale –fortement évocatrice d’une procession de deuil –, cet ensemble de scènes incisées sur des planches de bois intégralement recouvertes de peinture blanche retrace, semble-t-il, les étapes de vie d’un « protagoniste universel » (c’est ainsi qu’Élias Nafaa a baptisé la silhouette humaine qui revient de pièce en pièce et qui donne l’impression d’un être basculant dans le vide) depuis l’état fœtal jusqu’à son dernier envol. Il en résulte une œuvre visuellement séduisante traversée, en filigrane, des questionnements de son auteur sur l’interconnexion des sentiments de deuil, de déracinement et de perte.

Comme une procession évocatrice d’un deuil dans le travail d’Élias Nafaa sur les cimaises de la galerie Tanit. Photo DR

Pierre-ciseaux-papier en mode revisité

En octobre 2019, à l’instar d’une large partie de la population libanaise, Laetitia Hakim et Tarek Haddad mettent tous leurs espoirs dans le mouvement de protestation qui éclate au cœur de Beyrouth. Mais la révolte tourne très rapidement court, et le duo de jeunes photographes et artistes visuels voit ses espérances de changement déçues. Cette désillusion conduira les artistes à réfléchir et s’interroger sur « la disparité des forces au pouvoir au Liban qui ont mené à la débâcle de la révolution ».

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Une réflexion qui enclenchera à la fin de l’année 2019 How to Stop a Rock from Growing, le projet dans lequel ce tandem – à la pratique commune basée « sur la complémentarité, la dualité, le jeu et la matérialité » – va explorer, « au moyen de la métaphore du jeu pierre-papier-ciseaux, dit-il, les rapports de force qui se confrontent dans un contexte spécifique et qui aboutissent ou pas à un changement de situation ».

Dans le jeu pierre-papier-ciseaux – qui consiste en un affrontement réflexe, par gestes mimés avec la main, de deux adversaires –, les règles sont les suivantes : la pierre bat les ciseaux (en les émoussant), les ciseaux battent le papier (en le coupant) et le papier bat la pierre (en l’enveloppant).

En s’inspirant des règles de ce jeu de domination, qu’ils ont revisité en soustrayant l’un de ses éléments essentiels, en l’occurrence les ciseaux, pour laisser la place à la seule « lutte entre pierre et papier », Laetitia Hakim et Tarek Haddad ont photographié les combinaisons de formes ainsi obtenues. Il en ressort des variations sur un même thème dont la quasi-similarité à quelques détails près traduit le déséquilibre des forces engendré par l’élément manquant.

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Transcrites en installations sur supports cubiques, les œuvres de ce duo se veulent ainsi « un commentaire visuel sur la lutte pour le pouvoir, ainsi que sur la fragilité et l’absurdité de ce pouvoir lorsqu’un élément structurel lui fait défaut ».

Deux expositions réunies sous l’intitulé commun de « Ebb & Flow » (Flux et reflux) qui engagent donc le spectateur dans des considérations intellectuelles sur les notions de deuil, de déception, de chute, d’abandon ou encore d’échec politique au Liban… Sans perdre pour autant leur pouvoir de séduction visuel aussi. À découvrir.

*« Ebb & Flow », double exposition d’Élias Nafaa et du duo Laetitia Hakim et Tarek Haddad à la galerie Tanit de Beyrouth, Mar Mikhaël, jusqu’au 22 avril.

Il y a quelque chose de feutré qui vous saisit d’emblée dès que vous mettez les pieds à la galerie Tanit de Beyrouth. Un silence de cathédrale, une blancheur dominante et un épurement des œuvres présentées qui vous entraînent, de facto, dans l’univers des idées et de la réflexion. Même si, objectivement, l’esthétisme de certaines pièces vous interpelle, c’est d’abord et...

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