En ce vendredi, à l’aurore, de petites embarcations traversent le Tigre en vitesse de croisière, chargées de passagers venus des quatre coins de Bagdad. Certains regardent les mouettes passer en rase-motte, d'autres prennent des selfies. À mesure qu’ils s’approchent de la rive, un homme semble les héler : c’est la statue d’Abou Tayyeb al-Moutanabbi, le grand poète arabe de l’époque abbasside (Xe siècle). Accueillis à l’embarcadère par la voix de Fayrouz, ils s’engagent dans la rue qui porte son nom, inaugurée en 1932 par le roi Fayçal Ier, pour une longue matinée de flânerie littéraire. Un loisir d’autant plus prisé qu’il a été menacé par les différents maux ayant frappé l’Irak depuis la chute de Saddam Hussein.
Vendre des livres pour survivre
Sur les étals débordant de livres qui ornent la rue longue de 700 mètres, le visage du dictateur déchu reproduit sur les couvertures apparaît le plus souvent barbu et hagard, tel qu’il était lors du procès qui aboutira à sa pendaison le 30 décembre 2006. Les hagiographies publiées avant l’invasion américaine de l’Irak, il y a vingt ans, ont laissé place à des récits sur la chute du tyran encastrés entre un roman à l’eau de rose et un Mein Kampf d’Adolf Hitler. Il semble loin, le temps où son contrôle sur l’Irak était si complet que les libraires de la rue al-Moutanabbi ne pouvaient pas vendre de livres critiquant le parti Baas, encore moins de livres religieux chiites.
Étrangement, Shaalan Abou Fatmeh, l’un des libraires émérites ayant vécu ces années de plomb, se souvient que « des livres interdits, comme La République de la peur de Kanan Makiya ou Mafatih Jinan (Les clés du paradis) de Abbas al-Qommi, une fois autorisés (après la chute de Saddam Hussein, NDLR), n’ont pas forcément provoqué d’engouement chez les lecteurs, mais sont devenus des livres parmi tant d’autres ».
D’après cet homme ridé à l’insatiable rictus, la fin de la dictature a provoqué un bouleversement d’un autre ordre : celui de l’arrivée des livres à bas coût en provenance du voisin iranien. « Dans les années 1990, durant l’embargo qui a suivi la première guerre du Golfe, les gens vendaient leur collection personnelle sur les trottoirs de la rue al-Moutanabbi. Je connais un professeur d’arabe qui a vendu tous ses livres d’étude de la langue arabe afin de pouvoir nourrir ses enfants. Soudain, après 2003, la rue a été inondée de copies de livres en provenance d’Iran où il n’y avait pas de droits d’impression. On est passé d’une vente pour la survie à une vente pour le profit, avec des livres à prix cassé de qualité médiocre », peste l’esthète. Son truc à lui, ce sont les livres anciens d’art et de philosophie, « pas les livres de religion venus d’Iran, ni les Tom Clancy ou Dan Brown apportés par les Américains ! ».
Livres changés en tas de cendre
Dans la librairie an-Nahda, Ammar Abou Mountazar vend de tout, des romans venant de maisons d’édition libanaises aux livres religieux chiites, en passant par les manuels scolaires. « Mais cela ne correspond qu’à 10% de ce que la librairie, créée en 1957, détenait auparavant », dit-il. Quand ça, avant ? À côté de son bureau, deux photos montrent un homme âgé et un plus jeune aux traits similaires. « Ce sont les portraits de Mohammad Hiyaoui, propriétaire de la librairie, et de son fils Abderrahman, tous deux tués lors de l’attentat du 5 mars 2007 qui a fait partir la plupart des livres en fumée », explique-t-il. Son aide disparaît à l’étage et redescend avec un livre qui retrace les faits. Ce jour-là, à 12h40, un camion bleu a pénétré dans la rue al-Moutanabbi puis s’est arrêté devant la librairie an-Nahda. Prétextant un problème de moteur, le chauffeur a demandé de l’aide et les gens se sont approchés. Puis le camion a explosé, faisant 30 morts et plus de 60 blessés, et réduisant des milliers de livres en tas de cendre.
Les témoins sur place comparent la destruction du cœur intellectuel de Bagdad à l’invasion des Mongols au XIIIe siècle, qui avaient jeté tant de livres dans le Tigre que l’eau du fleuve avait pris la couleur de l’encre. Au coin de la rue, le café ach-Chabandar, repère des intellectuels et des lecteurs de journaux, n’a pas été épargné. Ce jour-là, son propriétaire, haj Mohammad al-Khashali, a perdu quatre fils et un petit-fils. En pénétrant dans l’établissement créé en 1917, l’impression d’entrer dans un espace hors du temps, avec ses hommes endimanchés en pleines discussions politiques et ses fumeurs de narguilé, s’estompe à la vue de leurs cinq visages. Placardés sur le mur situé face à l’entrée, à gauche du comptoir du propriétaire âgé de 89 ans, les portraits de ses enfants morts sonnent comme un rappel que même dans son îlot culturel, en Irak, l’existence ne tient qu’à un fil.
Tabous
Symbole de tolérance et de coexistence à préserver dans un pays ravagé par les conflits confessionnels, la rue al-Moutanabbi est officiellement rouverte le 18 décembre 2008 par le Premier ministre de l’époque Nouri al-Maliki après des travaux ayant coûté près de 5 millions de dollars. Treize ans plus tard, ses « chefkim », briques bagdadiennes couleur jaune sable, ont de nouveau subi un ravalement de façade aux frais de la banque centrale irakienne et de banques privées pour un coût de 3 millions de dollars.
La vie a repris son cours, ou presque. À partir de 11 heures, la rue est si fréquentée qu’il devient difficile de marcher. Après deux décennies meurtries par les guerres puis deux années de pandémie, la présence d’une foule compacte tient peut-être autant au plaisir de lire et de flâner qu’à l’absence d’espaces verts dans la mégalopole de plus de 7 millions d’habitants. Pour les agoraphobes, il est toujours possible de s’enfoncer sous les arcades, dans les galeries où de nouvelles librairies sont en train d’ouvrir. Shaalan Abou Fatmeh y prépare la sienne, dont les étagères accueillent déjà des philosophes émérites du monde entier. Deux décennies après la chute de Saddam, le libraire admet que la rue al-Moutanabbi respire la liberté. Mais les tabous demeurent. Baissant la voix, il murmure, l’air complotiste : « Le départ de Saddam Hussein a laissé place à une armée de nouveaux tyrans. Comme sous la dictature baassiste, écrire des livres critiques contre eux aujourd’hui est impensable. »
commentaires (1)
Qui se souvient encore de la rue Al Moutannabi au centre-ville de Beyrouth ?
Michel Trad
10 h 48, le 23 mars 2023