Alors que le monde s’interroge sur les conséquences géostratégiques à long terme de l’invasion russe en Ukraine, vous êtes de ceux qui, vingt ans après, continuent de voir dans celle de l’Irak par les États-Unis une rupture fondamentale dans l’ordre international. Pourquoi ?
Pour le comprendre il faut d’abord revenir sur ce qui s’est passé en amont, et en particulier aux événements qui ont suivi la fin de la guerre froide en décembre 1989. On est entré ensuite dans une phase extrêmement prometteuse pour ceux qui croient à la sécurité collective. D’abord, avec l’opération « Tempête du désert » en 1991. Conduite par une large coalition internationale menée par les Américains, elle avait été légitimée par une douzaine de résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) avec un objectif clair : obliger les troupes irakiennes à quitter le Koweït. Pour la première fois peut-être dans l’histoire des Nations unies, nous étions face à une application quasi idéale du principe de sécurité collective : lorsqu’un membre de l’ONU est attaqué, les autres volent à son secours. Lors de la succession de drames qui ont caractérisé la décennie un peu partout dans le monde – des Grands Lacs aux Balkans – les États passaient systématiquement par le CSNU pour entreprendre des actions multilatérales aux objectifs clairs et proportionnés. On pouvait donc penser, à juste raison, que le système international acceptait enfin la régulation de la force.
C’est dans ce climat quasi euphorique – l’exception qu’a constituée l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 étant passée presque inaperçue à l’époque – que George W. Bush est élu en novembre 2000. Et il arrive avec plusieurs faucons ayant, pour certains, servi dans l’administration de son père et qui ont une revanche à prendre sur une occasion manquée dix ans plus tôt : le renversement de Saddam Hussein, pour lequel ils avaient milité en vain. On le sait maintenant, dès février 2001, l’idée d’une attaque contre l’Irak était déjà en discussion au sein de l’administration et des plans ont été élaborés dans ce sens. Ces plans vont être temporairement reportés par le 11-Septembre et l’intervention en Afghanistan, mais l’administration Bush n’attend que quelques mois pour commencer à déplacer une partie de ses moyens militaires là-bas, en vue de préparer une invasion de l’Irak. Et pour justifier cette guerre, les Américains n’hésitent pas à multiplier toute sorte de mensonges et d'arguments sans fondements logiques (sur les armes de destruction massive, les liens avec le 11-Septembre, etc.). Mais ils font face à une forte opposition internationale, et notamment celle de trois membres permanents du CSNU, du Vatican et de l’opinion publique.
Lorsque l’invasion commence le 19 mars 2003, les Américains n’ont donc pas d’autorisation du Conseil de sécurité et mènent une coalition beaucoup plus restreinte qu’en 1991, avec pour seul objectif une décapitation du régime. C’est ce qui permettra à Georges Bush de proclamer dès mai 2003 la « mission accomplie ». Cependant, comme j’ai pu m’en rendre compte dès mon arrivée à Bagdad le mois suivant, si le déclenchement de la guerre avait été une décision illégale et désastreuse, la gestion de l’après-guerre s’est avérée pire encore. Les administrateurs américains lisaient les livres sur la démocratisation de l’Allemagne et du Japon après la Seconde Guerre mondiale, et ont voulu appliquer des recettes similaires en s’attaquant aux fondements du régime, avec notamment la dissolution de l’armée et la « débaassisation » de l’administration. Or, dans cette région, nous ne savons que trop à quel point les États et les régimes sont confondus, et que, par conséquent, lorsque l’on frappe de cette manière ces derniers, on fait trois victimes d’un coup : le régime s’écroule, l’État est déconstruit et la société finit à son tour par se décomposer. C’est précisément ce qu’il se passe à partir de l’été 2003.
Au-delà de ses effets catastrophiques sur le pays, l’effet majeur de cette guerre sur l’ordre international est donc d’avoir constitué un précédent, cette fois absolument indiscutable, dans lequel l’architecte de l’ordre international d’après 1945 viole lui-même l’article deux de la Charte des Nations unies sur l’emploi de la force contre un État souverain, et sans la couverture de la légitime défense. À partir de là, cette dérégulation de la force a eu un effet d’émulation sur le reste du monde. De nombreux pays ont fait de même – que ce soit pour aider leurs alliés, asseoir leur influence, ou même pour des raisons beaucoup plus matérielles, comme la mainmise sur les ressources naturelles. Cela a été le cas qu’il s’agisse de grandes puissances, comme la Chine et la Russie ; de puissances moyennes, comme la Turquie et l’Iran ; et même de certaines « petites Sparte », comme les Émirats arabes unis, le Tchad ou le Rwanda. Après la dérégulation néolibérale de l’économie, l’invasion de l’Irak a ouvert l’ère de la dérégulation de la force.
Le cas de la Russie peut sembler paradoxal. Non seulement ce pays figurait en tête des opposants à l’invasion de 2003, mais il ne cessait également de dénoncer de manière plus générale le droit d’ingérence promu par les Occidentaux…
Quand celui qui triche est le premier de classe, les autres étudiants peuvent le dénoncer à la maîtresse ou, surtout si cela ne marche pas, faire comme lui. Dans un premier temps, Poutine va continuer de dénoncer ce précédent – on se souvient de son discours de 2007 à la conférence de Munich – auquel il ne cesse de se référer (avec celui du Kosovo et plus tard de la Libye). Mais, très rapidement, il va commencer à s’en servir afin de légitimer ses propres actions – en Géorgie en 2008, en Ukraine en 2014, puis de nouveau en 2022.
Pendant la guerre froide, les États-Unis – comme l’URSS – n’ont pas lésiné sur l’usage de la force afin de contrôler les destinées d’autres nations et de renverser des régimes. En quoi les interventions actuelles sont-elles différentes ?
Vous avez tout à fait raison de rappeler que les deux grandes puissances ne se sont pas privées dans ce domaine. La nouveauté n’est pas là. Elle se trouve dans la question que les États-Unis se sont posée à la fin de la guerre froide : que faire de la victoire ? Dans son livre After Victory, publié un an avant le 11-Septembre, John Ikenberry, tentait d’y répondre en dessinant trois scénarios : opter pour une forme de retenue qui, sans aller jusqu’à un retour strict à l’isolationnisme, limiterait considérablement le champs des interventions extérieures (comme le préconisait déjà Paul Wolfowitz dès 1992 sans être suivi) ; profiter du momentum pour asseoir l’hégémonie américaine partout dans le monde y compris par la force ; ou tenter de bâtir un ordre constitutionnel mondial.
Malheureusement, après quelques hésitations, c’est la deuxième option qui a été choisie avec l’arrivée au pouvoir des néoconservateurs qui, avec l’appui du vice-président Dick Cheney, ont convaincu George W. Bush d’entreprendre le « regime change » que son père avait sagement évité dix ans plus tôt. Avec la volonté de créer un « effet domino » dans la région et, parallèlement, de dissuader tout rival potentiel sur la scène internationale.
L’invasion de 2003 n’a-t-elle pas eu aussi un effet mimétique du point de vue de la privatisation croissante de la force armée à l’échelle mondiale, qu’illustre par exemple le poids pris par le groupe Wagner dans l’interventionnisme russe ?
Quand je suis arrivé en Irak en juin 2003, la première force militaire du pays était l’armée américaine et la seconde était l’armée de sociétés de sécurité privées dont les effectifs s’élevaient à environ 60 000 hommes. C’était l’accentuation d’une tendance initiée dans les Balkans dans les années 1990, lorsque des firmes américaines sont allées « former » des troupes bosniaques et croates.
Certes, le mercenariat est un phénomène vieux comme le monde – que l’on songe par exemple au rôle des mercenaires dans les multiples conflits opposant les cités italiennes du Moyen Âge ou à la prise de Constantinople. Mais la nouveauté, là aussi, est ailleurs : dans le cadre de la dérégulation de la force, les États trouvent de nouvelles qualités à ces groupes, comme par exemple la non-obligation de divulguer les pertes humaines (atténuant ainsi l’effet des « body-bags » sur l’opinion publique) et la possibilité de nier toute présence officielle (comme pour le groupe Wagner en Afrique).
Parfois les intérêts de ces groupes privés ne sont pas toujours alignés sur ceux de leur État d’origine et cela peut engendrer des situations paradoxales : par exemple, en juin 2019, au moment même où les hommes de Wagner combattaient aux côtés de ceux du maréchal Haftar, le groupe Blackwater tentait de renverser le gouvernement intérimaire. Ce jour-là, des mercenaires russes et américains ont servi, sans succès, le même maître...
Restons un moment sur le cas libyen. Dans quelle mesure l’application par les occidentaux du principe de « responsabilité de protéger » – qui va finir par se traduire par la mort de Khadafi – a-t-elle achevé la délégitimation de l’ingérence entamée avec l’invasion de 2003 ? Est-il encore possible de trouver un compromis entre ce principe et celui du respect de la souveraineté nationale qui fonde la sécurité collective ?
Il est clair que, depuis, nous assistons aujourd’hui à une sorte de reflux d’un processus porté par les Occidentaux,et jusque-là acceptée un peu à contrecœur par les autres. Ce principe, consacré en 2005 par l’ONU et appliqué pour la première fois en Libye, constituait une sorte de compromis entre le droit (ou le « devoir », dans sa version radicalisée) d’ingérence venu principalement des ONG et la définition traditionnelle du principe de souveraineté. Or, depuis l’affaire libyenne, il est devenu difficile de convaincre la Russie et la Chine (mais aussi le Pakistan ou l’Inde) d’accepter de consentir à l’extension de la définition de la souveraineté telle que l’entendait la responsabilité de protéger. C’est particulièrement vrai pour Pékin, qui défend l’idée qu’elle n’est applicable que dans le cas où l’État national aurait cessé d’exister.
Cela étant, il est ironique que certains pays puissent à la fois contester ce principe et y recourir quand ils en ont besoin – comme par exemple la Russie qui, à la veille de l’annexion de la Crimée en 2014, justifie son opération par la nécessité de protéger les russophones d’Ukraine…
Cela peut évoquer un autre paradoxe : la volonté constante de désengagement américain du Proche-Orient, qui a pour corollaire celles de déléguer sa gestion aux puissances régionales situées dans son orbite, crée un vide dont peuvent aussi bien profiter ses rivaux russes et chinois que les puissances émergentes...
Ce désengagement n’est que la conséquence de la prise de conscience américaine de la fin de ce que l’on a appelé « l’émergence pacifique » de la Chine, au profit de son affirmation sur tous les plans y compris militaire, et que la rivalité qui va marquer le XXIe siècle est celle qui les oppose à Pékin. Ce pivot vers l’Asie entamé par Obama et poursuivi par ces successeurs n’a cessé jusque-là d’être contrarié par la multiplication des crises ailleurs dans le monde mais c’est une tendance lourde. Et elle inquiète les alliés des États-Unis, que ce soit en Europe ou au Moyen-Orient. Pour ces derniers, la frustration a sans doute atteint son point culminant quand le « saint des saints » de l’industrie pétrolière mondiale (Aramco) a été attaqué en septembre 2019, et que la réaction américaine a été très en deçà de ce qu’attendaient les pays de la région. Face à cela, ils continuent de vouloir obtenir des garanties de sécurité de la part des États-Unis et en même temps ils essayent de diversifier leurs relations internationales pour le cas où ils ne les obtiendraient pas. Nous sommes en plein dans ce double jeu.
Plus largement, ce à quoi on assiste au Moyen-Orient, c’est une adaptation par les acteurs régionaux à cette nouvelle réalité. La Turquie, membre de l’OTAN, va acheter des missiles à la Russie ; l’Arabie saoudite recourt à la médiation chinoise pour négocier avec l’Iran ; et les pays du Golfe, tout comme Israël, ne veulent pas prendre fait et cause pour l’Ukraine au risque de s’aliéner complètement Moscou. L’opportunisme diplomatique est élevé au statut de choix stratégique.
Si l’on ajoute à cela la hausse importante des dépenses militaires dans la région – avec l’Arabie saoudite qui se trouve dans le top dix dans ce domaine et les autres puissances moyennes qui lui emboîtent le pas –, cela va conduire à des dynamiques de guerre et de paix qui ne sont pas orchestrées depuis Washington, mais par l’activité autonome de ces pays.
Revenons sur les conséquences de cette dérégulation de la force sur la sécurité collective par un cas concret : l’accession de l’Iran au statut du seuil nucléaire. Comment répondre à un tel enjeu quand un consensus international semble, cette fois, impossible ?
Cette question est d’autant plus difficile qu’elle intervient au moment où se rencontrent trois facteurs qui compliquent sérieusement la donne : d’abord une forme de résignation croissante sur l’impossibilité d’un nouvel accord, alors même qu’une attaque contre les installations iraniennes se révélerait à la fois peu efficace (elle ne ferait que retarder l’échéance) et très périlleuse ; ensuite, l’invasion (par une puissance nucléaire) de l’Ukraine qui avait abandonné son arsenal à la fin de la guerre froide, ce qui pousse désormais certains pays à considérer que c’est un exemple à ne pas suivre ; et, enfin, une réticence américaine à accorder des garanties de sécurité à certains de ses alliés dans le monde (comme on l’a vu avec l’attaque des installations d'Aramco). Et tout ceci intervient alors qu’une vingtaine de pays dans le monde (du Japon au Brésil en passant par la Corée, l’Allemagne ou l’Argentine…) peuvent actuellement se doter d’une bombe nucléaire en l’espace de quelques mois.
C’est pourquoi je suis particulièrement inquiet pour l’avenir du Traité de non-prolifération, et je pense que pour inverser cette tendance il faut agir sur ces trois facteurs : en interdisant à l’Iran de devenir une puissance nucléaire ; en obligeant la Russie à respecter les frontières de l’Ukraine ; et en accordant, pour les Américains, des garanties de protection à des pays qui se sentent menacés.
C’est-à-dire qu’il ne faut plus régler l’affaire iranienne seulement en tant que telle, mais dans le cadre d’une négociation d’ensemble autour de la non-prolifération.
Pour conclure sur les enjeux à long terme de l’invasion de 2003, s’agit-il selon vous du moment où les États-Unis ont atteint le point culminant de leur « surexpansion impériale » (Paul Kennedy) ? Avec sa rapide expansion tous azimuts (de l’Europe de l’Est au Moyen-Orient en passant par l’Afrique) et l’enlisement du conflit en Ukraine, la Russie de Poutine ne se dirige-t-elle pas, toutes proportions gardées, vers un destin similaire ?
Je vais me contenter d’une réponse simple : de même que la guerre de 2003 a constitué la plus mauvaise décision de politique étrangère américaine à laquelle j’ai assisté dans ma longue carrière, l’invasion de l’Ukraine est la pire décision de politique étrangère de Moscou. Au-delà des nombreuses différences qui existent entre ces deux décisions – auxquelles il faudrait ajouter le fait que contrairement à la Russie, l’Amérique était au faîte de sa gloire et de sa puissance en 2003 – elles avaient dans les deux cas pour but d’amplifier l’influence et la puissance de ces pays, et se sont soldées par l’effet exactement inverse : l’Iran n’a jamais été aussi influent dans la région et l’on assiste à une nouvelle résurrection de l’OTAN, déclarée en état de mort cérébrale par Emmanuel Macron quelques années auparavant.
Chirac avait averti W; que l'on transporte pas la démocratie dans un chart d'assaut!
18 h 58, le 19 mars 2023