Suite à la polémique suscitée par l'enquête publiée le week-end dernier par le quotidien pro-Hezbollah al-Akhbar et selon laquelle il n’y aurait plus que 15,7 % de chrétiens au Liban, L'OLJ vous propose de relire cette tribune publiée en mars 2023 par le démographe Youssef Courbage et qui revenait sur des propos similaires du Premier ministre Nagib Mikati.
Le débat sur la répartition confessionnelle au Liban est vieux comme le pays lui-même. Avant même la création du Grand Liban, à l’époque de la moutassarifiya ottomane, les estimations souvent conflictuelles foisonnaient. Dans son Voyage en Syrie et en Égypte (Desenne, 1787), le grand voyageur Volney, pourtant fort perspicace, prévoyait ainsi l’extinction de la population chiite... et que Beyrouth, ville de 6 000 habitants à peine, resterait une bourgade sans avenir. On sait ce qu’il en advint.
Notre Premier ministre sortant Nagib Mikati perpétue donc une tradition fort ancienne en livrant en 2023 une évaluation – à l’origine encore inconnue – de la composante chrétienne de la population libanaise résidant toujours au pays.
Le chiffre est tombé comme un couperet : 19,4 %. On est loin de la timide majorité que les chrétiens représentaient encore à la création du pays, au recensement de 1932 (51,2 %). Comme nous le rappelions dans un ouvrage signé avec Philippe Fargues (La population du Liban, Cicred/Université libanaise, 1994), l’émigration, les guerres avec leur cortège de décès de militaires et de civils et, surtout, un manque d’entrain, une certaine paresse à se marier – une enquête par sondage sur la famille libanaise menée en 1972 par le planning familial soulignait ainsi un décalage notable sur ce point par rapport à la plupart des communautés musulmanes – et à engendrer des enfants en nombre « suffisant » (voir notamment Robert Kasparian, Enquête sur la famille chrétienne au Liban, 1989) auraient eu raison de leur suprématie démographique.
Quantifier l’érosion
Longtemps, les chrétiens entrèrent dans la transition démographique avec plus d’entrain que les autres confessions. Ils étaient aussi plus souvent en partance vers des horizons lointains, non seulement pour fuir la misère, mais aussi dans le cadre de stratégies entrepreneuriales. Évidemment, comme tout se paye, la régression démographique fit son œuvre, entraînant celle de leur part dans la population.
Mais jusqu’à quel point ? Des enquêtes, des analyses fines de statisticiens réputés ont permis en l’absence de recensement – le second et dernier datait de 1943 et présentait un léger sursaut aux chrétiens devenus 52,7 % ! – de fournir des estimations crédibles. La plus récente, effectuée à l’Institut national d’études démographiques de Paris, par l’auteur de ces lignes et Emmanuel Todd (Le rendez-vous des civilisations, Seuil, Paris, 2007), donnait pour 2005 la répartition suivante de la population libanaise résidente : 66 % de musulmans (répartis comme suit : chiites, 31,5 % ; sunnites, 29 % ; et druzes, 5,5%) et 34 % de chrétiens (maronites, 19,9 % ; grecs-orthodoxes, 5 % ; grecs-catholiques, 4,2% ; arméniens, 3,6 % ; autres, 1,3 %).
L’érosion de la population chrétienne avait deux principales causes : une émigration plus intense hors du pays et surtout une natalité moins soutenue. Deux facteurs qui jouaient en sa défaveur et dans sa régression démographique. Mais récemment, au lendemain surtout de la guerre libanaise (1975-1990), l’ensemble des communautés tenteront de s’expatrier. Mais surtout, la natalité des musulmans chiites – qui avaient 6,5 enfants par femme en moyenne – et sunnites – avec une fécondité de 5,2 enfants par femme en 1971 – s’est essoufflée pour tomber en 2005 presque au niveau de celle des chrétiens, pas loin des 2 enfants par femme et juste ce qu’il faut pour assurer « la reproduction des générations ».
Enquêter sur la diaspora
Ces estimations portent toutefois sur les seuls résidents libanais. Mais l’importance démographique et économique des Libanais de l’étranger n’est pas à démontrer, surtout en cette période de vaches maigres depuis 2019. Or il est notoire que malgré le rattrapage évoqué, les chrétiens demeurent surreprésentés parmi les émigrés. De plus en plus de pays aux diasporas abondantes tentent de recenser ou de mener des enquêtes sur leurs nationaux à l’étranger, les originaires du pays, jusqu’à plusieurs générations et même ceux qui sont issus de mariages mixtes. Le Liban ferait bien de s’en inspirer.
En 2023, ces proportions ont certainement changé. Mais sans doute pas de manière drastique, car la transition démographique, la baisse de la fécondité se sont accélérées chez les musulmans, et chez les chiites surtout. À telle enseigne qu’avec les rattrapages en cours, l’on n’est peut-être plus à 34 % de chrétiens résidant au Liban, mais pas très loin de cette proportion (et plus avec la diaspora). Cependant, par-delà le bien-fondé de ces allégations et des polémiques qu’elles ont suscitées, cette séquence aura au moins permis de rappeler la nécessité de mieux cerner la démographie de notre pays. À défaut de pouvoir mener un recensement général semblable à celui de 1932, démarche particulièrement coûteuse pour un État exsangue financièrement, il serait au moins souhaitable de multiplier les enquêtes par sondage permettant de mettre à jour le plus précisément possible ces connaissances. Quant aux craintes des implications politiques qu’une telle entreprise pourrait susciter chez certains Libanais, elles ont déjà de quoi être ravivées par les prophéties démographiques, alors autant que de tels débats soient fondés sur la réalité des faits.
Par Youssef COURBAGE
Démographe, ancien professeur à l’Université libanaise, ancien expert des Nations unies en population et développement, ancien directeur de recherches à l’Institut national d’études démographiques de Paris (INED) et ancien directeur du département des études contemporaines à l’IFPO (Beyrouth).
Merci Youssef pour votre eclairage
22 h 39, le 12 mars 2023