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Idées - Beyrouth dans le monde

Séparer pour mieux gouverner

Séparer pour mieux gouverner

Les colonnes du Cardo Maximus de la Berytus romaine, le 23 février 2023. Photo Camille Ammoun

D’Est en Ouest, la rue de Tripoli (Arménie – Gouraud – Émir Bachir) est striée d’axes perpendiculaires : la rue Arax (et son fleuve caucasien éponyme) ; le fleuve Magoras (de Beyrouth) et ses deux voies rapides (Émile Lahoud et Pierre Gemayel) ; le souvenir nostalgique du pont ferroviaire de Mar Mikhaël ; le cauchemar, évité de justesse, de l’autoroute urbaine (une de plus) Fouad Boutros ; la béance Georges Haddad (George Ibrahim Haddad, journaliste et poète, martyr du 6 mai 1916) ; les rues de Damas et Béchara el-Khoury qui débouchent sur la place (le parking) des Martyrs et la bordent ; puis là, à l’avant-dernière étape de ce long parcours psychogéographique qui nous a menés des collines de déchets de Bourj Hammoud et Jdeidé à celle de Kantari et à son acropole ottomane, là donc, avant de conclure sur ce grand bazar qu’est devenu le Grand Sérail, les traces antiques d’un dernier axe perpendiculaire nous interpellent : le Cardo Maximus (le grand cœur).

Le Cardo – du grec kardia (καρδίᾱ, cœur) – est l’axe principal, orienté nord-sud, de la ville romaine et la pierre angulaire de la planification urbaine de l’époque. La plupart des villes romaines avaient également un Decumanus Maximus orienté est-ouest. Le Cardo et le Decumanus étaient les principales rues à colonnades de la Berytus romaine. Le Cardo reliait le Forum à un vaste complexe aux sols ornés de mosaïques qui s’étendait de l’actuel bâtiment des Lazaristes à la place Riad el-Solh et qui était le centre de la ville romaine.

Un tronçon d’une centaine de mètres du Cardo Maximus de Berytus a été découvert lors de travaux de fouilles. Des piédestaux portaient des colonnes de six mètres de haut et soutenaient des colonnades couvertes de chaque côté de la rue. Cinq de ces colonnes ont été replacées sur site, au cœur du projet – aujourd’hui laissé à l’abandon – du « Hadiqat as-Samah » (le jardin du pardon), censé symboliser la réconciliation nationale, la tolérance et l’espoir dont a plus que jamais besoin cette ville meurtrie.

C’est sous ce jardin que ce se serait située – mais son emplacement exact est incertain – la fameuse école de droit romaine de Beyrouth, principale institution de production de jurisprudence dans tout l’empire jusqu’à sa destruction brutale lors du grand tremblement de terre du 9 juillet 551. Le séisme est suivi d’un tsunami et d’un incendie qui anéantissent la ville. En tout, 30 000 personnes périssent dans ces catastrophes. Justinien finance largement la reconstruction de Berytus mais l’école de droit est déplacée à Sidon et ses meilleurs professeurs se rendent à Constantinople.

L’établissement avait acquis une si grande notoriété au sein de l’empire que Berytus en vint à être considérée comme la « mère des lois ». Réputation réapparue à l’époque moderne, alors qu’en 1913, Paul Huvelin, premier doyen de la nouvelle faculté de droit de l’Université Saint-Joseph, lui dédie son discours inaugural, et Berytus Nutrix Legum reste encore aujourd’hui la devise de la ville qui figure sur le sceau et le drapeau de la municipalité de Beyrouth.

Zacharie le Rhéteur rapporte que l’école de droit de Beyrouth (où il étudie vers 490) se trouverait à côté du temple de Dieu, dont la description permet de l’identifier à la cathédrale byzantine Anastasis, probablement sous l’actuelle cathédrale Saint-Georges des grecs-orthodoxes, sur le Cardo au niveau de la place de l’Étoile en face du Parlement. Un parlement composé de familles, d’affairistes et de partis communautaires traditionnels qui se perpétuent depuis des décennies grâce au clientélisme et à des lois électorales taillées sur mesure où il est plus question de partage du gâteau, et, depuis le grand effondrement, du rejet de la faute sur l’autre que de réels débats autour la chose publique.

Sur le Decumanus Maximus (l’actuelle rue Weygand), parallèle à notre rue Émir Bachir et qui suit le tracé de l’ancienne muraille romano-hellénistique à quelques pas de la municipalité et de sa devise bafouée par une classe politique qui excelle dans le détournement de la loi en sa faveur et la mise sous tutelle d’une justice en lutte permanente pour son indépendance, une petite place abrite, à l’ombre de deux ficus touffus, une statue de bronze bien atypique pour la région.

Atypique parce que ce n’est pas celle d’un président, ni celle d’un chef de guerre aux faits militaires exceptionnels ni celle du père fondateur d’une quelconque nation inventée, mais celle d’un homme assis. Un intellectuel. Un journaliste. Un activiste comme ceux qui étaient dans les rues et sur les places durant les mémorables journées d’octobre 2019. Un démocrate comme ceux qui se réunissent dans les cafés pour discuter, pour essayer de comprendre (à défaut de pouvoir les défaire) les ingénieux canaux de la corruption par lesquels les oligarques les pillent depuis des décennies. Cette statue atypique donne à la petite place qui l’abrite le nom de l’homme qu’elle représente : c’est la place Samir-Kassir, la place de la liberté de la presse, celle de Hrant Dink, celle d’Anna Politkovskaya…

En ce point précis où notre marche croise le Cardo Maximus de Berytus (le Grand Cœur de Beyrouth), dans cet espace de quelques centaines de mètres carrés, est représentée la plus belle, la plus élégante, la plus complexe, mais aussi la plus fragile de toutes les inventions humaines. Cette invention, ce n’est ni un matériau révolutionnaire, ni un véhicule fantastique, ni un vaccin universel, ni un ordinateur quantique, ni un remède contre le vieillissement. Cette invention, aussi géniale que bancale, c’est la capacité de « penser contre soi-même » qui s’est faite institution: c’est la séparation des pouvoirs et, plus particulièrement, l’indépendance de la justice.

Dans cette ouverture vers le nord, c’est donc l’essence même de la démocratie qui se déploie sous nos yeux : la loi dans son texte et dans l’indépendance de son interprétation, la représentation du peuple par le législateur élu et la voix libre de la presse. Mais plutôt que de « séparer pour mieux gouverner », c’est à « diviser pour mieux régner » que s’ingénie la classe politique libanaise. Et, une loi détournée, une représentation phagocytée, une presse assassinée, voilà le triste spectacle que le Grand Cœur de Beyrouth donne à voir au monde.

Et pourtant, elle bouillonne, la démocratie libanaise, et malgré tout – malgré eux – comme ailleurs, comme à Washington où le Congrès ne fut pas pris, comme à Brasilia où la Cour suprême n’est pas tombée, comme en Ukraine où le sang coule, elle finira bien par montrer ses dents.


Camille Ammoun est écrivain, consultant en politiques publiques et membre de Beyt el-Kottab. Dernier ouvrage : « Octobre Liban » (éditions Inculte, 2020).

D’Est en Ouest, la rue de Tripoli (Arménie – Gouraud – Émir Bachir) est striée d’axes perpendiculaires : la rue Arax (et son fleuve caucasien éponyme) ; le fleuve Magoras (de Beyrouth) et ses deux voies rapides (Émile Lahoud et Pierre Gemayel) ; le souvenir nostalgique du pont ferroviaire de Mar Mikhaël ; le cauchemar, évité de justesse, de l’autoroute urbaine (une de plus)...

commentaires (2)

L'auteur ne rêve pas, et il est oh combien (r)éveillé. Il documente et il écrit. Un point de vue sur notre histoire. "Il est cinq heures. Paris s'éveille. Il est cinq heures et je n'ai pas sommeil". Oui, et je lis l'Orient Le Jour

May Parent du Chatelet

07 h 19, le 27 février 2023

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Commentaires (2)

  • L'auteur ne rêve pas, et il est oh combien (r)éveillé. Il documente et il écrit. Un point de vue sur notre histoire. "Il est cinq heures. Paris s'éveille. Il est cinq heures et je n'ai pas sommeil". Oui, et je lis l'Orient Le Jour

    May Parent du Chatelet

    07 h 19, le 27 février 2023

  • Rêve toujours, tu finiras un jour par te réveiller et voir l’amère réalité

    Lecteur excédé par la censure

    09 h 00, le 26 février 2023

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