Ras Beyrouth, la tête ou peut-être le front de Beyrouth, là où la ville donne soudain l’impression de se transformer en tremplin, en bond vers l’horizon. Ras Beyrouth, le bout de terre qui à chacun des ressacs semble se confondre avec la mer. Comment en regardant le Liban se former de loin lors d’un atterrissage, comment en fermant les yeux et imaginant le corps de notre ville, ne pas aussitôt penser à Ras Beyrouth ?
Plus précisément aux conversations secrètes entre les deux phares de Manara ; à la grotte aux Pigeons, comme modelée par les invisibles mains du temps ; à la grande roue du Luna Park, juste à côté, qui fait tourbillonner ses couleurs dans le vent ; et puis bien sûr, de toute évidence, à l’éternel Sporting Club ? Éternel, puisqu’il est en ce sens difficile de lui estimer une date d’ouverture, il est presque impossible de lui donner un âge, tant cet établissement mythique nous paraît comme tatoué de toute éternité sur la peau de Beyrouth. Bien plus qu’un simple club balnéaire, le Sporting est d’autant plus culte qu’il a l’air d’exister en dehors du monde et des modes, en dehors du temps, et en tout cas en dehors de l’idée de la saison estivale. Ce lieu agit surtout comme une fugue si accessible, comme un condensé de notre tissu social chamarré et chaotique, comme un sédiment de notre mémoire collective et, qu’on se le dise, l’un des derniers endroits où, en l’espace d’une seconde, Beyrouth redevient la promesse d’un voyage et d’une certaine lenteur.
L’âge d’or-sur-mer
En 1953, Georges Abou Nassar vient de décrocher son diplôme en affaires de l’Université américaine de Beyrouth. L’époque est douce, en tout cas pour une des classes sociales les plus privilégiées, et le récemment diplômé pense déjà à ouvrir sa propre entreprise, « mais toutefois quelque chose qui lui permettrait en même temps de s’amuser et profiter de la vie », comme le raconte son fils Walid, actuel propriétaire des lieux avec son frère Marwan et leur cousin Ralph Shray. Georges et son meilleur ami se tournent alors vers le père de ce dernier qui leur donne de quoi louer à l’État, sous forme de concession sur une durée de 100 ans, un terrain en front de mer de 2 000 mètres carrés d’abord. Sans s’en rendre compte, ils se voient confier, et viennent sans doute aussi de le sauver, l’un des coins les plus magiques de la ville, avec sa petite colline ébouriffée de vert qui se déroule jusqu’à la mer, en faisant glisser Beyrouth dans le bleu.
Georges Abou Nassar, que son fils ne cesse de décrire comme « strict et perfectionniste », est dès lors résolu à faire de cet espace un club privé, dans le sillage du style Camille Chamoun qui entendait positionner le pays en tant que sorte de paradis (fiscal) pour les gros comptes bancaires et la supposée élite de ce monde. Les cartes d’adhésion au club se méritent, seulement distribuées par la poignée de membres initialement sélectionnés et « triés sur le volet » par Abou Nassar. Il faut sinon postuler pour devenir membre, moyennant un formulaire où « le niveau d’éducation est l’une des conditions requises pour appartenir au Sporting Club ».
À propos de ces temps, Walid Abou Nassar évoque la classe politique qui se rassemblait autour d’une partie de tarnib, les compagnies aériennes dont les membres s’arrêtaient et posaient leur fatigue sur leurs serviettes à même les esplanades en béton brûlant, les corps diplomatiques et parfois même les espions qui venaient s’infiltrer sous les parasols en paille. Il se souvient aussi de la fois où il s’est fait lui-même rejeter à la porte du club au prétexte d’une coiffure afro et une barbe jugée « inadéquate. » Et puis d’ailleurs, qui de la génération d’après-guerre n’a pas un grand-père, une mère, une tante ou un ami qui a laissé au moins l’un de ses souvenirs de l’âge d’or sur les rives du Sporting Club ?
Tous ces rescapés jamais guéris dudit âge d’or nous racontent ainsi une piqûre de méduse soignée sur le radeau, au milieu des essaims de barques qui s’en allaient déchiffrer la grotte aux Pigeons. Ils nous parlent d’un cœur brisé, d’une première peau découverte dans le secret des cabines, à l’ombre des parasols Laziza ou ceux striés de rouge et blanc. Ils regrettent la haské (planche à pagaie en bois) et ces microphones bourdonnants à travers lesquels on avait l’habitude de faire des appels depuis le bureau d’administration. Ils plissent les yeux de plaisir en retrouvant le goût acidulé de ces bouza stick, des glaces pour lesquels les enfants faisaient la queue en se brûlant la plante des pieds, devant le comptoir du Beach Snack. Ils revoient parfois, sur les transats en bois pliables, jaunes, rouges et bleus, les spectres de ces femmes à la peau cramée à l’huile de coco, dans leurs bikinis taille haute et leurs bonnets de bain poinçonnés de marguerites. Les hommes qui fumaient beaucoup et conduisaient vite puis venaient fondre sous le soleil, devant une table de tric-trac. Peut-être aussi l’ombre de l’idylle de Georgina Rizk et Philippe Duc, celle de Chafic qui, au petit matin, se chargeait d’ouvrir les cabines ou celle, encore, de Abou el-Abed, le mythique maître-nageur.
Souvent après l’été, les tempêtes venaient faire disparaître le Sporting et, « à chaque fois, mon père tombait malade puis se relevait et le faisait réapparaître », dit Walid Abou Nassar. « La guerre ne l’a pas fait reculer, ni même les milices qui ont tant et tant de fois essayé de l’intimider. Mon père n’avait pas peur et, en plus, il était charismatique et il savait parler à tout le monde. C’est sans conteste pourquoi on n’a jamais fermé, pas un jour, et même lorsque les Israéliens bombardaient l’ouest de Beyrouth depuis la mer, les gens regardaient tout ça se passer depuis leurs transats. C’est fou à croire, mais c’est peut-être la confiance et la sécurité que ce lieu inspirait. »
Là où le soleil brille autrement
Au lendemain de la guerre civile libanaise, à mesure que le club commence à s’élargir jusqu’à trouver sa superficie définitive de 10 000 mètres carrés, les expats reviennent au pays et accourent d’instinct au Sporting Club. C’est comme un appel pour eux et ils sont là, à l’affût d’une trace, d’un résidu de la vie de leurs parents et de la leur, d’où ils ont été arrachés sans l’avoir connue.
Walid Abou Nassar, qui travaillait alors sur Wall Street, en fait partie. Les étés, au contact de ces revenants de l’exil qui s’émeuvent en retrouvant ici, et intact, tout le reliquaire de leur vie d’avant, « je me suis réconcilié avec le Liban, et j’ai décidé que je ne partirai plus. Il ne m’a fallu qu’écouter mes amis dire à leurs enfants, j’ai rencontré ta mère ici, au Beach Club, c’est sur ce rocher que je me suis blessé le genou, c’est dans cette piscine que j’ai appris à nager », se souvient Walid. C’est ainsi qu’il s’implique progressivement dans l’affaire familiale avec son frère Marwan et leur cousin Ralph Shray, et ce jusqu’à la retraite de Georges Abou Nassar. « À ce moment, je me suis notamment rendu compte de la responsabilité qu’engageait la gérance du Sporting, d’abord envers mon père, mais aussi et surtout envers les cinq générations qui sont passées par là et qui voient dans ce club un repère, une boussole, un pilier », poursuit-il. « N’en déplaise à ceux qui nous reprochent de ne rien changer, on tient à l’identité de ce lieu. On a évolué certes, mais sans jamais détruire l’âme du Sporting. »
En termes d’évolution, le club balnéaire de 130 employés l’été, qui peut accueillir jusqu’à 1 200 personnes en haute saison, s’est vu augmenter d’une deuxième piscine olympique en 1994 ; mais aussi de deux restaurants de poissons et mezzé. Le Feluka, sans cesse traversé par l’or du soleil, et le Deck Café, que chaque heure de la journée enveloppe d’une nouvelle lumière. En 2011 et jusqu’à 2018, Olivier Gasnier Duparc donne au Sporting une deuxième vie, une vie de nuit, à la faveur de ses fêtes hebdomadaires et désormais légendaires Decks On The Beach dont d’autres programmateurs de soirées s’inspirent. En plein Covid, et contre toute attente, le Sunset Bar ouvre au bord de l’eau et le Sea Brease devient l’espace où l’on danse sous la lune et jusqu’au lever du jour. « En ce moment, on se concentre à transformer notre modèle en quelque chose de durable, à commencer par notre système de traitement de l’eau marine, et nos panneaux solaires », ajoute Abou Nassar.
Mais, dans le fond, est-ce vraiment pour ces prestations que le Sporting reste pour bien des Libanais un lieu tellement culte, quelque part où le soleil brille autrement, et qui a l’air d’être enveloppé dans une matière magnétique et addictive ? Ou est-ce parce que rien n’y a vraiment changé, à commencer par cette élégance un rien surannée qui court partout, et ce vent qui a l’air de porter cette maudite nostalgie dont nous sommes tous plus ou moins atteints ? Et puis le visage de Ra’fat, Yasser et Sayel, les serveurs et maîtres-nageurs qui savent comment chacun des habitués des lieux aime son café turc, et sa salade niçoise, et la direction de son transat.
« Le Sporting, c’est un microcosme, une famille où, chaque jour, ce sont les mêmes choses qui se jouent pour produire un sentiment de sécurité », dit d’ailleurs Walid Abou Nassar. Et les portes des cabines, couleur cacao, où se joue un spectacle d’ombres à l’heure du coucher. Et les douches antédiluviennes et leur odeur de chlore et de shampoing. Et la piscine et son bleu qui semble se déverser vers celui de la mer, et au bord de laquelle les éternels nageurs de l’aube viennent aligner leurs palmes et leurs planches. Et chacun des recoins où l’on sait exactement quel habitué on y retrouvera.
Et les habitués, les réguliers eux-mêmes qui sont les personnages du film du Sporting. Les pêcheurs sur le mur blanc ondulé qui sont à eux seuls une leçon de patience, les vieux nageurs qui déploient leurs serviettes et font sécher leurs maillots de bain sous les bannes bleues, les joueurs de tric-trac sous le soleil d’été comme d’hiver. Et chacun de ces miraculeux couchers dont on se demande, quand on y assiste depuis le Sporting Club, comment il fait pour être encore plus magique que celui de la veille. Et là, devant le soleil de janvier, irisé d’ocre, de rose, d’orange, et même parfois de mauve, alignés sur le mur blanc délavé par l’iode, on comprend un peu mieux pourquoi le Sporting est si culte et si précieux : parce qu’il ressemble au bonheur et qu’il abrite en lui la promesse d’un Beyrouth qui restera.
commentaires (8)
Nostalgie quand tu nous tiens....
Michel Trad
18 h 47, le 10 janvier 2023