Quand on pense au village de Broummana, la première idée, le premier sentiment, la première image qui viennent à l’esprit sont sans doute ceux qu’on associe à une certaine douceur surannée. En ce sens, il est surprenant d’apprendre qu’en araméen, le terme Broummana signifie la maison de Rammana, Dieu de l’air, de l’orage et du tonnerre ; tant ce coin relativement épargné par les foudres de la guerre civile évoque, au contraire, le tendre sifflement de la neige et du vent, les rires des enfants sous le soleil et le lent crissement des criquets dans les pins. Le bruit des saisons qui passent en filant entre les gouttes du temps.
Village aux périphéries de Beyrouth, à 800 mètres d’altitude seulement mais semblant flotter entre le ciel et les chaînes du Mont-Liban, Broummana est une sorte de cocon préservé, où l’été les Libanais viennent retrouver leurs maisons inchangées depuis qu’ils les ont acquises, pour la plupart au temps de la guerre. Et où l’hiver, les locaux donnent l’impression de vivre à un autre rythme, dans une lenteur presque désuète qui est la leur. Et ce sont précisément des établissements comme La Gargote et Le Gargotier qui confèrent au village de Broummana son caractère de capsule temporelle. Ces deux restaurants gémellaires, dont on se demande depuis quand ils existent tellement ils semblent scellés à la texture de notre mémoire collective, sont d’autant plus cultes qu’ils sont devenus, au fil du temps, une quasi-attraction touristique de ce village du Metn. Et par-delà les frontières mêmes de Broummana, une boîte à trésor qui abrite les goûts et en tout cas l’atmosphère d’un autre temps du Liban.
De La Gargote au Gargotier
Joe Abi Saab ouvre d’abord le restaurant La Gargote en 1966 sous les voûtes de l’une des échoppes de ce qui fut le souk de Broummana, presque à l’improviste, avec l’aisance qui caractérisait les projets et les rêves d’avant-guerre. Originaire de Thoum, dans le caza de Batroun, c’est une connaissance à lui qui lui présente le local « duquel je tombe amoureux de suite. » À l’époque, Abi Saab travaille pour la Sabena (société anonyme belge d’exploitation de la navigation aérienne) après une formation en sciences politiques à l’USJ, et il s’apprête à émigrer pour le Canada.
« Lorsque j’ai ouvert le restaurant et que le succès a été immédiat, j’ai refusé mon landing visa et je n’ai plus pu partir », dit-il aujourd’hui. Le nom de La Gargote, qui veut dire restaurant bon marché et où l’on mange mal, lui est proposé par une collègue de la Sabena. « Au départ, c’était un nom un peu rédhibitoire et absurde, mais ça sonnait bien, et puis j’aimais bien l’idée d’un nom un peu décalé », raconte Joe Abi Saab qui, en collaboration avec le chef Sami al-Sabeh, confectionne une carte inspirée des restaurants parisiens où il aimait manger. « Nous étions le premier restaurant servant une cuisine française au Liban, avec nos propres spécialités », affirme le propriétaire des lieux.
Dès le 21 juillet 1966, et tout au long des années d’avant-guerre, c’est tout un microcosme libanais qui afflue donc sous les poutres en bois sombres, sur les sièges tapissés de tissus écossais et gravés de cœurs, autour de la cheminée. Et les soirs de fête, sur la petite piste de danse improvisée, réclamant leurs tournedos aux champignons, leurs escargots à la provençale, et bien entendu leur soupe à l’oignon ainsi que ce dessert baptisé Le Parisien qui deviennent les deux incontournables, les deux chevaux de bataille de la maison. « Notre soupe à l’oignon est inspirée de celle du Pied de Cochon à Paris ; sauf que grâce à l’erreur d’un sous-chef un jour, on a réussi à parfaire une recette dont les clients du Pied de Cochon disent que la nôtre est meilleure ! Quant au Parisien, c’est un mélange secret que j’ai pensé au retour de ma lune de miel avec ma femme Hoda. Glace vanille, caramel, chantilly et Grand Marnier… tout le monde en a raffolé dès l’ouverture », se souvient Abi Saab.
Les réveillons de la Saint-Sylvestre, de la Saint-Valentin, comme les dimanches à midi et les autres jours de la semaine, le restaurant de 25 places (plus tard élargi à 55 places) ne désemplit jamais, « tout le monde se connaissait, les tables séparées finissaient en fin de soirée par former une grande table communicante. La Revue du Liban consacrait chaque semaine une page aux photos des dîners de La Gargote, que je développais chez moi, en noir et blanc », se souvient Joe Abi Saab. Le succès est tel que ce dernier, qui s’était marié à Hoda en 1970, lui propose de gérer un autre restaurant de Broummana qu’ils lancent le 1er décembre 1971. Le Gargotier est né. Le petit frère jumeau de La Gargote, cornaqué donc par la femme de Joe Abi Saab, en reprend les mêmes codes, la même formule, avec toujours cet intérieur aux accents de cave médiévale prolongé d’une terrasse, une carte similaire et l’illustre et éternelle playlist de musique ficelée par son époux, « des standards de variété française et italienne, toute la musique que j’aime ».
Sur les sous-plats du Gargotier, les mots de Gebran Tuéni
Si la guerre civile éclate quatre ans à peine après l’ouverture de ce deuxième restaurant, l’insouciance de l’époque fait que Le Gargotier ne ressent presque pas le contrecoup des événements, d’autant plus que Broummana devient très vite un refuge pour les Beyrouthins et autres habitants de régions plus impactées. « Même sous les bombes, les gens venaient boire, rire et danser. C’était comme ça, en ces temps-là », regrette presque Hoda Abi Saab à qui l’on doit la notoriété du Gargotier, et qui se débrouille pour être là à midi comme le soir, à recevoir et « gâter les clients qui sont devenus de la famille, au fil du temps » ; pour être à leurs petits soins dans la salle à manger puis pour scruter au millimètre le moindre plat qui sort des cuisines, et envelopper tout cela de sa bienveillance rien que pour laquelle on revient sans cesse. « Si bien que les habitués disent “on va manger chez Hoda” et pas au Gargotier. Et c’est cet élément humain, tellement propre à l’hospitalité libanaise qui, je crois, fait toute la différence », dit-elle.
Parmi ces habitués, la propriétaire de l’établissement se souvient surtout de Gebran Tuéni qui venait écrire ses articles pour le Nahar (dont il était rédacteur en chef) sur les sous-plats du Gargotier. Et aujourd’hui que Gebran n’est plus, aujourd’hui où l’on se demande ce qui reste du Liban, aujourd’hui que la Gargote a dû fermer ses portes pendant la pandémie du Covid, Le Gargotier reste à la fois une sentinelle du passé et la promesse de quelque chose. Et décrire ce restaurant à présent équivaut à le décrire en 1971, en 1980, en 1990 ou en 2005 puisque rien n’y a changé.
Et quand on franchit la porte en bois blanc, sous la banne et son vert intact quoiqu’un peu délavé, on a cette folle impression d’avoir tout d’un coup renversé le sablier du temps. Intact, l’accueil de Hoda Abi Saab, tantôt installée à la caisse à revoir les comptes, tantôt émergeant de la cuisine, tantôt conversant avec un client de toujours, tantôt vérifiant le feu de la cheminée ou le dressage des tables. Intacts, le sourire du maître d’hôtel Maroun, là depuis 40 ans dans sa chemise lie-de-vin et son petit écusson au niveau du cœur, les recettes du chef Émile qui officie entre La Gargote et Le Gargotier depuis 55 ans. Intactes, les voix d’Alain Barrière, Joe Dassin, Gérard Lenorman, Pierre Bachelet, Claude Barzotti qui semblent crépiter au coin de la cheminée peinte à la chaux. Intacts, le bar en bois sombre, les lanternes sur les murs, les banquettes dont les clients se récrient « si on ose les changer » et les vitraux qui colorent à chaque heure le restaurant d’une lumière différente. Intacts, le pain chaud, les olives vertes et le beurre d’accueil ; la sauce cocktail tout droit sortie des années 70, les hors-d’œuvres, la salade panachée avec ses cœurs de palmier et son maïs, les endives au roquefort, les plats de résistance, le chateaubriand, la tarte et la soupe à l’oignon, les escargots bien sûr. Et les desserts, la pêche Melba, le Parisien, les meringues glacées et le chocolat mou qui se déploient sur les nappes lamées, rose fané. Intacte, cette façon de faire tellement surannée qu’elle sort du temps. Éternelle hospitalité libanaise empreinte d’un certain anachronisme français. Intacte, la clientèle à qui il suffit de dire « comme d’habitude » pour qu’on leur serve ce qu’ils prennent et reprennent à chaque fois et que l’établissement connaît par cœur.
« Malgré toutes les difficultés actuelles, ce qui va sans dire, c’est pour eux qu’on continue et qu’on reste, en faisant de notre mieux pour être le restaurant le moins cher de notre catégorie. Et aussi pour faire vivre nos employés qui sont notre famille », concluent Joe et Hoda Abi Saab qui, sans le savoir, continuent surtout de faire perdurer, de protéger et faire vivre dans leur restaurant mythique, culte et sans âge de Broummana, un brin du Liban qui ne changera jamais...
commentaires (5)
Lu du Canada où nous avons émigré depuis bien longtemps: Tres belle article. Nostalgie quand tu nous tiens….
Danielle Nasr
20 h 04, le 07 décembre 2022