Parmi les indicateurs mis en exergue par la Banque mondiale (BM) dans son dernier rapport sur le Liban, pour illustrer la profondeur de la crise que le pays traverse depuis 2019, il en est un qui revêt une importance toute particulière pour l’avenir de son État et de son administration. Il s’agit de la part représentée par les recettes publiques par rapport au PIB, qui affiche en 2021 un des niveaux les plus faibles du monde.
« On estime que les recettes ont diminué, passant d’un niveau déjà faible de 13,1 % du PIB en 2020 à 6,6 % du PIB en 2021, soit l’un des taux les plus bas au monde », ont ainsi mis en exergue les experts de la BM dans le Lebanon Economic Monitor (LEM) intitulé « Lebanon: Time for an Equitable Banking Resolution » (Il est temps d’adopter une résolution bancaire équitable au Liban) publié l’automne dernier. Il s’agit du plus faible taux depuis 1990, selon un comparatif effectué à partir des bases de données de l’organisation.
Une contre-performance qui illustre la situation financière désastreuse dans laquelle se trouve l’État, qui peine à régler les rémunérations de ses employés – dont la valeur a fondu avec celle de la livre libanaise face au dollar –, à maintenir les services publics ou à financer des programmes de protection sociale qui font cruellement défaut dans le contexte actuel.
Sous le seuil minimum
Une comparaison au niveau mondial démontre à quel point la collecte des revenus du Liban s’est effondrée. L’Orient Today a analysé les données de la BM pour l’année 2020 (ou l’année la plus récente pour les pays dont les données pour 2020 ne sont pas disponibles) et a constaté que les recettes publiques représentaient en moyenne 26,5 % des PIB respectifs étudiés dans le monde. Le comparatif se base sur la moyenne de 143 pays en 2020, ou donc de données plus anciennes si indisponibles, tandis que 74 pays qui ne fournissent pas de données depuis au moins 2016 sont exclus de ce calcul.
Avec un ratio situé en dessous de 10 points de pourcentage, le niveau de recettes du Liban est donc particulièrement bas, même selon les standards de la BM, alors que cette dernière a, dans son histoire, souvent été accusée par ses détracteurs de promouvoir sous couvert de privatisation l’austérité et la réduction de la fonction publique. « Les pays (dont les recettes publiques atteignent moins de 15 % du PIB) doivent augmenter la collecte afin de répondre aux besoins fondamentaux des citoyens et des entreprises », préconise la BM sur son site internet, avant de préciser qu’en deçà de ce seuil un État ne peut pas être viable ni mettre son économie sur la voie de la croissance. Les faibles taux de recettes de 2021 se sont répétés en 2022, selon les estimations de la BM. Le budget de 2022 du Liban prévoyait des recettes de l’État de 29 990 mille milliards de livres libanaises contre des dépenses de 40 870 milliards, soit un déficit de 10 890 milliards. Cela veut dire que les recettes représentent 5 % du PIB de 2022, un calcul effectué sur la base des projections de la BM qui prévoit une contraction du PIB de 5,4 % en 2022 par rapport à 2021.
Système fiscal inéquitable
En plus d’être en baisse, les revenus de l’État sont générés de façon inéquitable. En effet, parmi ces recettes, seuls 1 100 milliards de livres devraient provenir d’un impôt progressif sur les traitements et salaires des particuliers, malgré les augmentations très controversées qui ont été incluses dans le budget. À l’inverse, une taxe régressive sur la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) représente 5 500 milliards de livres. Les impôts forfaitaires, comme la TVA, font peser une charge proportionnellement plus lourde sur les personnes à faible revenu car elles doivent dépenser une plus grande partie de leurs revenus au lieu de les épargner, ce qui n’entraîne pas de TVA. « La structure des revenus après la crise continue d’être inéquitable », surenchérit Sami Zoughaib, économiste au groupe de réflexion libanais The Policy Initiative. « Au lieu d’essayer de reconstruire notre structure de revenus, de manière à la rendre plus efficace et ainsi lui permettre de financer des mesures de protection sociale durables, nous semblons opter pour des choix complètement déconnectés de la réalité, qui n’ont aucun sens (et) qui sont purement construits de manière à permettre à l’État de payer les fonctionnaires », ajoute-t-il. Une analyse partagée par de nombreux experts, même avant que le budget ne soit adopté (le texte était sous le coup d’un recours devant le Conseil constitutionnel qui y a invalidé certaines dispositions hier soir – voir par ailleurs). Il dénonce aussi le fait que le système fiscal est majoritairement composé de mesures régressives, soit des mesures dont le taux d’imposition diminue en même temps que la matière imposable augmente, ce qui a pour effet d’imposer moins lourdement ceux dont les revenus sont plus importants.
Le fait est que l’assiette fiscale sur laquelle l’État peut compter rétrécit en même temps que se contracte l’économie du pays. Il y a en effet moins de revenus et de bénéfices imposables qu’auparavant, vu que le PIB a diminué de plus de moitié par rapport à son niveau d’avant la crise. L’État se retrouve donc fortement tributaire d’une TVA qui rapporte elle aussi moins d’argent en raison de la chute spectaculaire de la consommation. « Une raison majeure de la baisse des recettes publiques est que le système fiscal ne s’est pas ajusté à l’inflation », a déclaré l’ancien ministre de l’Économie et vice-gouverneur de la Banque du Liban Nasser Saïdi à L’Orient Today.
Il cite le cas des douanes à titre d’exemple. En effet, avant décembre 2022, les droits de douane – une composante majeure des recettes de l’État – étaient fixés au taux de change officiel de 1 507,5 livres pour un dollar, ce qui a entraîné une réduction de plus de 95 % de la valeur réelle des recettes publiques depuis octobre 2019, à mesure que la livre se dépréciait. En décembre, le taux de change employé (désigné sous l’appellation de « dollar douanier » par les dirigeants) a été rehaussé pour atteindre 15 000 livres pour un dollar, ce qui ne représente toujours que le tiers du taux de change sur le marché libre et donc de la valeur réelle des importations.
Encaisser en devises
La conclusion qu’en tire Nasser Saïdi, c’est que le Liban doit réformer son système fiscal de sorte que la valeur de ses recettes publiques ne soit pas dépréciée par l’inflation ou la chute de la livre. Cela passe, selon lui, par l’abolition du « dollar douanier » et le règlement des droits de douane en devises plutôt qu’en livres. Un pas dans ce sens mais dans un autre domaine a été fait dans le budget de 2022, voté en septembre et entré en vigueur avec plus de dix mois de retard : le gouvernement a converti un certain nombre de prélèvements obligatoires en devises étrangères, tels que les frais consulaires, les frais portuaires et les frais d’aéroport, ainsi que certains impôts sur les gains en capital et les revenus d’intérêts.
Parmi les autres facteurs à l’origine de la baisse des recettes publiques, figure aussi l’évasion fiscale favorisée par l’expansion de l’économie du cash – sur fond de crise de confiance vis-à-vis de banques qui ont confisqué les dépôts – et par la mobilisation moins forte de l’administration fiscale (fruit de plusieurs facteurs aussi bien conjoncturels que structurels). Nasser Saïdi a ainsi qualifié de « fortement compromise » la capacité de l’État à collecter les impôts et a déclaré que des preuves anecdotiques suggèrent que l’évasion fiscale avait « considérablement augmenté ». La baisse des recettes provient de l’imposition des intérêts bancaires, étant donné que la Banque du Liban a appelé à réduire ces intérêts au début de la crise tandis que la valeur des dépôts a reculé de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Sami Zoughaib rappelle que d’importants revenus encaissés en dollars ont de plus été imposés en livres au taux de 1 507,5 livres pour un dollar, ce qui équivaut pour eux à ne presque pas payer d’impôt.
« Ceux qui sont dans l’échelon supérieur de l’échelle sociale au Liban vivent actuellement dans un paradis fiscal. Et cela peut être rectifié en pensant de manière plus progressive aux recettes fiscales », conclut-il.
Faut pas s’étonner que les gens crèvent la dalle: si les patrons continuent à cotiser à la sécu au tarif 1507 alors qu’ils vendent au tarif 40000, la sécu ne peut pas payer les soins médicaux et encore moins des retraites décentes. C’est bon pour l’économie que les patrons produisent, vendent et s’enrichissent mais l’économie ne peut pas tourner sans une masse d’actifs et de retraités qui dépensent. Et il n’est pas admissible qu’ils soient mal soignés, mettant leur santé en danger. Bref, il est temps que les cotisations patronales et salariales soient ajustées au vrai prix du dollar. Idem pour l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu.
10 h 35, le 07 janvier 2023