C’est une décision inédite dans l’histoire de la justice libanaise qu’a émise la juge d’instruction auprès du tribunal militaire, Najate Abou Chacra, le 29 novembre dernier. La magistrate a accusé cinq agents de la Sécurité de l’État à Bint-Jbeil (Liban-Sud), d’avoir, lors d’une enquête préliminaire tenue le 31 août, torturé à mort un prévenu syrien, Bachar Abdel Saoud, qu’ils suspectaient d’appartenir à l’organisation État islamique (EI). Chargée du dossier sur base d’une action publique engagée par le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire, Fadi Akiki, la juge Abou Chacra a visé dans son acte d’accusation un capitaine, trois adjudants et un sergent-chef âgés de 32 à 36 ans. Elle les a déférés devant le tribunal militaire chargé des affaires criminelles, présidé par un officier et composé d’un magistrat, de deux officiers de l’armée et d’un officier de la Sécurité de l’État. La juge d’instruction a étayé sa décision (dont L’Orient-Le Jour a obtenu une copie) par la révélation d’actes insoutenables commis sans aucune considération des droits de l’Homme. Reste à savoir si le tribunal militaire statuera dans le même esprit en vue de sanctionner les responsables.
Le jour du décès de Bachar Abdel Saoud, des images de son corps meurtri avaient envahi les réseaux sociaux, provoquant colère et indignation au sein des organisations de défense des droits de l’Homme, et plus généralement de l’opinion publique.
Dans les faits évoqués par l’acte d’accusation de la juge Abou Chacra, le suspect décédé avait été arrêté le 30 août à Beyrouth par le département des investigations spéciales au sein de la Direction générale de la Sécurité de l’État, pour « appartenance au groupe État islamique ». Il a été transféré le lendemain au bureau régional de Tebnine (Bint-Jbeil), qui le poursuivait, et où il est arrivé à 4h50. Deux heures plus tard, à 7h05, une ambulance accompagnée d’agents du service de renseignement de l’armée, remettait à l’hôpital de Tebnine, le corps sans vie de Abdel Saoud.
Des coups partout
Toujours selon l’acte d’accusation, un médecin légiste dépêché sur les lieux, Ghaleb Saleh, a fait état d’entailles, d'ecchymoses et d'œdèmes à la tête, à l’oreille gauche et au cou du malheureux, ainsi que d’hémorragies au niveau de la lèvre inférieure et des narines, et des traces de brûlures et de coups sur toutes les parties du corps. « Cravaches, tuyaux, et câbles électriques ont été utilisés pour frapper les parties supérieure et inférieure du corps, ainsi que le dos, la poitrine, et le ventre », peut-on lire dans la présentation des faits. La juge d’instruction révèle que le médecin légiste a affirmé dans son rapport définitif que « les traces apparaissant sur le corps prouvent qu’il a été exposé à des coups violents dirigés tous azimuts ». « Il a souligné qu’une mort survenue en un court laps de temps ne peut s’expliquer que par l’utilisation d’une force excessive », ajoute-t-elle. L’autopsie évoque plusieurs causes du décès, notamment « une hémorragie interne des reins et de la rate, une crise cardiaque causée par de violentes douleurs et un manque d’oxygénation du muscle du cœur en raison d’une chute de tension ».
Selon la juge Abou Chacra, le commissaire du gouvernement Fadi Akiki qui s’était rendu à Tebnine, avait saisi un procès-verbal dressé par le poste de la Sécurité de l’État, et qui n’était pas daté. Il s’est avéré qu’il avait été établi avant le décès de Abdel Saoud. Selon ce faux procès-verbal, « le problème de santé » de Abdel Saoud serait survenu du fait qu’il consommait des stupéfiants.
L’enquête de la juge d’instruction rapporte le contenu des dépositions des adjudants visés par l’acte d’accusation. Ils ont argué que tout a commencé lorsque le détenu avait voulu prendre une bouteille d’eau que tenait l’un d’eux. Devant le refus de ce dernier, il « s’était attaqué » à lui, ce qui a poussé l’adjudant à le « frapper ». Alors que les menottes de Abdel Saoud étaient bouclées devant son corps, les agents sécuritaires l’auraient immobilisé à terre pour le menotter derrière le dos, sur ordre du capitaine. Face à sa résistance manifestée par des coups de pied lancés aux agents, il avait encore été battu, jusqu’à ce qu’il promette de « coopérer ». L’interrogatoire se serait alors poursuivi durant dix minutes, mais ses propos devenaient inintelligibles. Il est alors tombé à terre et « un liquide blanc est sorti de sa bouche ». Le capitaine mis en cause avait alors demandé à ses subalternes de l’asperger d’eau, croyant qu’il s’était évanoui. Mais cela ne l’a pas réveillé. C’est alors qu’il a été transporté à l’hôpital.
Le capitaine précité a fourni, pour sa part, une version plus ou moins concordante, lors d’un interrogatoire tenu le 2 septembre. Il a ainsi affirmé que Abdel Saoud s’était comporté de « manière agressive » avec l’un des adjudants, ce qui avait poussé ce dernier à « le frapper avec un câble téléphonique ». Selon ses dépositions, il avait demandé à l’adjudant d’arrêter ses coups, en lui faisant signe du regard, sans pouvoir le lui ordonner de vive voix, « de peur que l’enquête ne perde de son prestige ».
L’officier a en outre affirmé avoir demandé à ses subordonnés de recueillir, après le décès, un « échantillon d’urine » du corps de Abdel Saoud pour prouver qu’il se droguait. Or les tests de laboratoire ont montré que l’échantillon ne comportait pas de trace de stupéfiants.
La juge militaire évoque par ailleurs les traces de torture sur les corps de sept autres détenus au siège de la Sécurité de l’État. Certains lui ont affirmé qu'ils ont été obligés de boire de l'eau mêlée de détergents. D'autres lui ont dit qu'ils reconnaîtraient les agents qui leur ont fait subir des sévices, mais ils ne veulent pas le faire, de peur qu'un mal n'arrive à leurs familles.
Narratif judiciaire détaillé
L’acte d’accusation de la juge Abou Chacra s’est basé sur la loi anti-torture adoptée en 2017, qui sanctionne tout fonctionnaire coupable de torture ou d’instigation à la torture lors d’interrogatoires préliminaires ou d’enquêtes judiciaires.
Dans son dispositif, la décision judiciaire a par ailleurs consacré la compétence du tribunal militaire, ce qui a suscité des critiques auprès de ceux qui réclament l'abolition de cette juridiction. « La juge d’instruction a reconnu la compétence du tribunal militaire en matière de poursuites contre des officiers et agents sécuritaires accusés de tortures », déplore Nizar Saghiyé, directeur exécutif de Legal Agenda, estimant que de tels crimes devraient relever des tribunaux judiciaires en vue d'assurer des « procès équitables » . M. Saghiyé se réjouit toutefois de « cette première application de la loi anti-torture ». « Le cours de l’enquête a été relaté dans tous ses détails, note-t-il, estimant que jamais un narratif judiciaire n'avait décrit avec autant de précision l’ampleur de telles exactions. » « La juge a montré sans ambages que tout le poste de police savait, et que la torture s’est faite sous la coupelle du chef hiérarchique », ajoute-t-il.
Suzanne Jabbour, présidente de l’association Restart vouée à la réhabilitation des victimes de la violence et de la torture, exprime également sa satisfaction à l'égard de la décision de Mme Abou Chacra, qu’elle « remercie vivement ». « Il s’agit d’un pas positif qui permettra d'en finir avec l'impunité dont jouissent les auteurs de torture », se félicite-t-elle. Elle poursuit : « C’est un précédent à effet dissuasif. Les agents sécuritaires réfléchiront à deux fois avant de commettre des violences. » L'activiste espère cependant que « cette décision ne restera pas unique et isolée » et qu’« elle constituera un stimulant pour les autres magistrats ». Dans un tweet, Aya Majzoub, de Human Rights Watch, a salué la décision de la juge comme étant un premier pas vers « la fin de la culture d'impunité de la torture en détention ». Notons que le Comité national de prévention de la torture, créé en 2019 en vertu de la loi précitée (2017), n’a jamais fonctionné, en l’absence de budget et de décret d’application.
Bravo pour notre juge. Elle doit servir de modèle à ses confrères du monde arabe où la torture est banalisée. Les ONG y sont-ils aussi vigilants que chez nous ?
14 h 24, le 08 décembre 2022