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Lifestyle - La mode

Un documentaire projeté au BAFF révèle Martin Margiela, mystère et légende vivante de la mode

Projeté au Beirut Art Film Festival, « Martin Margiela In His Own Words » est un documentaire rare du réalisateur Reiner Holzemer qui permet pour la première et peut-être la dernière fois d’entendre la voix et d’observer les mains du créateur le plus secret de l’histoire de la mode.

Un documentaire projeté au BAFF révèle Martin Margiela, mystère et légende vivante de la mode

Rare portrait de Martin Margiela. Photo DR

Comme un symptôme de la fin tragique des années 1980 réputées festives et excessives, mais dont la joie bruyante a tout à coup été laminée par le sida, un jeune créateur belge vient jeter son caillou dans la mare de la frivolité ambiante. Dans cette décennie où la mode est hypersexuée, démesurée, toute de paillettes et de fourrures, où les défilés sont de grands spectacles qui durent plus d’une heure (par comparaison, les défilés d’aujourd’hui sont bouclés en 15 min) et où les créateurs sont de véritables vedettes, débarque un ovni qui redéfinit tous les paramètres connus.

Étiquette Maison Martin Margiela. Photos Maison Martin Margiela et H&M

Street casting, boutiques blanches et étiquettes anonymes

Martin Margiela choisit pour ses présentations des lieux improbables, ne salue même pas en fin de défilé, refuse les interviews, et quand il en accepte, il envoie ses réponses par fax. Il est le premier à recruter ses mannequins par street casting, au moment où les grandes marques s’arrachent les « supermodels ». Il est aussi le premier à couvrir le visage de ses modèles, tantôt de cagoules, tantôt de perruques, toujours au nom de l’anonymat. Premier lauréat de l’Andam, un prix fondé pour appuyer les jeunes créateurs de mode, il établit sa marque en 1988 en partenariat avec Jenny Meirens, une visionnaire qui restera sa muse jusqu’à la vente de la marque.

Sa première boutique dans le vieux Bruxelles reflète l’anonymat radical dont il a fait sa philosophie. Tout y est badigeonné de blanc pur, du sol aux lustres, à la caisse et même au téléphone. Rien ne doit faire d’ombre aux produits de la maison. C’est Jenny qui a l’idée de la grande étiquette blanche caractérisée par quatre petites coutures aux angles, apparentes au recto. Cette étiquette portera aussi une suite de numéros de 0 à 23. Le numéro encerclé indique la famille à laquelle appartient le produit (homme, femme, artisanat, etc.).

Bottines tabi, Maison Martin Margiela. Photos Maison Martin Margiela et H&M

Théâtre confidentiel et terrain vague

Le premier défilé de Maison Martin Margiela, un nom de marque qui annonce un collectif, est donné au Café de la Gare, un petit théâtre centenaire animé à leurs débuts par Coluche, Miou-Miou et Gérard Depardieu. Margiela plonge les semelles de ses mannequins dans de la peinture rouge et les fait défiler sur une grande toile blanche qui sera découpée pour les modèles de sa prochaine collection. Les chaussures sont déjà des tabi, bout fendu séparant les doigts de pied empruntés à la créatrice japonaise Rei Kawakubo qui s’en est elle-même servie pour gentrifier les bottes des éboueurs japonais. Ce happening attire l’attention sur la culture d’un label encore sans pareil. Le défilé suivant, organisé dans un terrain vague au cœur d’un quartier de migrants aux confins du 20e arrondissement de Paris, magnétise la clientèle snobissime des grandes maisons. Premier arrivé, premier servi : pas de premier rang, pas de privilèges. Martin Margiela, conscient d’avoir privé les enfants du quartier de leur terrain de jeux, leur demande d’imaginer et de peindre les cartons d’invitation. À la fin de la présentation, on les voit courir sur le podium et sauter dans les bras des mannequins, éclaboussant d’une joie simple un événement jusque-là solennel et guindé.

Tee-shirt manches longues imprimé d’un motif de pull jacquard. Photos Maison Martin Margiela et H&M

Futur « couturier parisien »

Né en 1957, Martin Margiela grandit à Genk, une bourgade minière en Belgique où le vêtement n’a aucune importance. Trois facteurs le rapprochent pourtant de la mode : son père est coiffeur, et il a une grand-mère fantasque, habile couturière, qui crée ses propres vêtements et adore jouer avec son apparence. C’est avec les chutes de tissu qu’elle lui donne qu’il confectionne des vêtements pour ses poupées Barbie. Enfin, sa mère a l’idée un jour d’exposer des perruques dans le salon du père, lequel accepte à condition que ce commerce se fasse après la fermeture du salon. La perruque gardera une grande importance dans le processus créatif de Margiela. Un défilé de Courrèges vu à la télévision le conforte dans l’idée de devenir un jour « un couturier parisien ». Il fera ses études à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers qui a une école de mode. La culture de cette académie est avant tout conceptuelle. Parallèlement à une solide formation en couture, les étudiants y sont invités à explorer l’histoire du costume, à expérimenter, déconstruire, interroger sens et techniques, à reconstruire avec des matériaux improbables, comme des accessoires de cuisine. À sa sortie, Margiela sera le pionnier d’un courant que six de ses camarades représentent à Londres, chacun avec son propre style, avec un succès qui leur vaudra le surnom des Six d’Anvers.

Pull en bannières de club de foot. Photo Maison Martin Margiela et H&M

Un décolleté sur le modèle d’un sac de supermarché

Le vocabulaire de Martin Margiela est essentiellement fait de déconstructions, reconstructions, hybridations, collages. Il est le premier à mettre en avant le recyclage en récupérant des vêtements anciens sur les marchés aux puces. Tantôt il les défait et les recompose, tantôt il les photographie et imprime leurs photos en trompe-l’œil sur des vêtements blancs. Il marie le féminin et le masculin, sublime la mode comme un artisanat créatif, casse tous les codes établis du luxe, introduit des matériaux improbables, remplace la fourrure par des cheveux de perruque, traite certaines pièces à grands coups de peinture blanche. Il s’inspire d’un sac de supermarché Franprix pour créer un décolleté, compose une robe avec des bagues jouets à la manière d’une cotte de maille, invente un corset avec un assemblage de gants de cuir, fabrique des pièces avec la toile des mannequins d’atelier Stockman pour mettre en valeur le processus de la couture, injecte de bactéries des pièces exposées au musée Boijmans de Rotterdam et les livre à une décomposition créative.

Projeté au Beirut Art Film Festival, « Martin Margiela In His Own Words » est un documentaire rare du réalisateur Reiner Holzemer. Photo DR

Les années Hermès

Après avoir passé ses débuts dans l’ombre en tant que consultant pour des maisons de mode et avoir été notamment le bras droit de Jean-Paul Gaultier, deux ans à peine après la création de sa marque, Martin Margiela est déjà au musée. Six ans durant, jusqu’en 2003, il est chargé par Hermès de la direction artistique de la maison. Une collaboration étonnante et détonante entre une maison vénérable réputée pour son classicisme et un créateur d’avant-garde. Ce sera un succès. Entre les deux, les dénominateurs communs sont le savoir-faire et l’antimode, et ce n’est pas peu dire. Margiela apaise le tumulte de couleurs dans le prêt-à-porter d’Hermès. Il introduit des teintes de terre et d’ombre qui mettent en valeur la qualité des textures et la valeur de la couture, crée des pièces intemporelles qui épousent, en la modernisant, la tradition de la maison. Contre toute attente, les bénéfices du prêt-à-porter Hermès augmentent de 20 %.

Pression des réseaux et rythme intenable

Quand il revient à sa marque, Margiela se rend compte qu’il ne peut plus avancer sans l’aide d’un investisseur. C’est Renzo Rosso, fondateur de Diesel, qui se porte acquéreur de la majorité des parts. Mais le rythme change, s’accélère, ne laisse plus beaucoup de temps à la créativité. Jenny part la première. Martin Margiela met la clé sous la porte en 2009, déboussolé par la pression des réseaux sociaux et le rythme haletant qu’adopte l’industrie. Il se consacre désormais à la peinture et à la sculpture. Maison Martin Margiela devient Maison Margiela et poursuit la tradition collégiale instaurée par son fondateur : anonymat et blouses blanches, collections inspirées des archives de la marque.

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Le film de Reiner Holzemer est un véritable tour de force réalisé en 2018 au cours de la préparation d’une rétrospective Margiela au musée Galliera. Il aura réussi à faire parler le créateur le plus silencieux de l’histoire, à filmer ses mains, documenter la vision de l’homme qui a radicalement changé la mode et en a établi le bréviaire contemporain : recyclage, fluidité des genres, déconstruction, recomposition, citations, artisanat et, par-dessus tout, libération des diktats.

Comme un symptôme de la fin tragique des années 1980 réputées festives et excessives, mais dont la joie bruyante a tout à coup été laminée par le sida, un jeune créateur belge vient jeter son caillou dans la mare de la frivolité ambiante. Dans cette décennie où la mode est hypersexuée, démesurée, toute de paillettes et de fourrures, où les défilés sont de grands spectacles qui...

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