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Idées - Commentaire

Le retour du non-alignement ?

Le retour du non-alignement ?

Les résultats du vote de la résolution pour suspendre la Russie du Conseil des droits de l’homme, le 7 avril 2022. Archives AFP

Pour ses détracteurs, la politique du non-alignement, aujourd’hui comme hier, est vouée à l’échec et après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le non-alignement est en outre de plus en plus décrié. L’Ukraine, en effet, n’aurait pas été envahie si elle avait intégré l’OTAN. La Suède et la Finlande ont donc renoncé à une neutralité longtemps maintenue pour demander leur adhésion. Mais le non-alignement, à savoir le refus de s’allier inconditionnellement avec aucune des grandes puissances, est peut-être un frein nécessaire aux ambitions des superpuissances, dont le nationalisme pourrait déboucher sur un ordre mondial contraire aux intérêts des autres pays.

Les superpuissances durcissent leur nationalisme économique. Le Peterson Institute for International Economics revenait dans un rapport de 2019 sur la politique menée par Donald Trump, alors président des États-Unis, en faveur du protectionnisme, des restrictions aux investissements étrangers, de la limitation de l’immigration et du refus des contraintes multilatérales. Autrefois, les États-Unis pouvaient proposer à leurs alliés un ordre international fondé sur des règles et une sécurité partagée, dont ils étaient le garant, et que l’administration du président Joe Biden cherche à reconstruire. Mais le discours de Trump et sa promotion de « L’Amérique d’abord » rendent l’offre moins attractive et nombre de candidats républicains aux élections de mi-mandat, en novembre, ont juré de l’affaiblir encore.

La Chine réajuste elle aussi son offre à destination de ses alliés potentiels. Voici dix ans, l’initiative « One belt, One Road » promettait aux pays partenaires de généreux financements pour des projets d’infrastructures et de développement, tandis que les responsables politiques chinois tissaient à travers le monde un puissant réseau de relations économiques, financières, politiques et de défense. Ces investissements sont désormais revus à la baisse, et la Chine adopte pour ses entreprises outre-mer une stratégie commerciale plus intransigeante. De même, voici seulement six ans, le président Xi Jinping affirmait son soutien à un ordre mondial fondé sur des règles. Ce mois-ci, pourtant, lors du XXe Congrès du Parti communiste chinois, il a déclaré que les profondes modifications du paysage international et les tentatives extérieures d’extorsion, d’endiguement et de blocus dont la Chine faisait l’objet ne souffraient qu’une seule traduction : « Nous devons privilégier – a-t-il dit – nos intérêts nationaux. »

Choix difficiles

Le nouveau nationalisme des superpuissances contraint les autres pays à des choix difficiles. Durant la guerre froide, l’alignement avec les États-Unis a permis aux pays d’Europe occidentale de profiter de l’ouverture des échanges et de reconstruire leurs économies et leurs systèmes démocratiques. Mais les autres pays n’en ont pas tiré les mêmes avantages et ont réagi en conséquence à la guerre froide. Le mouvement des non-alignés fut fondé en 1961, défendu par le président égyptien Gamal Abdel Nasser, le président ghanéen Kwame Nkrumah, le Premier ministre indien Jawaharlal Nehru, le président indonésien Sukarno et le président yougoslave Josip Broz Tito.

Le non-alignement n’a jamais été synonyme durant la guerre froide d’un refus de nouer des alliances. Moins d’un an après la fondation du mouvement, Nehru s’est tourné vers les États-Unis pour obtenir de l’aide dans la guerre sino-indienne. Dix ans plus tard, sa fille, la Première ministre Indira Gandhi, cherchait l’assistance de l’URSS. Au début des années 1970, le président égyptien Anouar el-Sadate s’est éloigné des Russes pour se rapprocher des Américains. Dans une certaine mesure, le non-alignement permet à certains pays de jouer l’une contre l’autre les superpuissances pour obtenir de l’aide, des achats d’armes ou des garanties de sécurité.

Cela permet aussi de leur demander des comptes. Ainsi, en 1975, Singapour, non aligné, refusa-t-il de soutenir l’invasion du Timor-oriental par l’Indonésie ; s’opposa, en 1983, à l’invasion de la Grenade par les États-Unis et condamna l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Les pays représentant l’Organisation des États américains en ont fait de même et suspendu le statut d’observateur de la Russie, mais ils ne se sont pas joints aux sanctions mises en œuvre par les États-Unis en arguant de leurs effets délétères sur les populations, comme à Cuba et au Nicaragua. À l’Assemblée générale des Nations unies, le Kenya a voté pour la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais s’est abstenu un mois plus tard lors du vote sur la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme ; Martin Kimani, l’ambassadeur du Kenya, rappelait alors au monde que la suspension de la Libye par l’Occident avait été le signe avant-coureur de son invasion, avec les conséquences désastreuses qu’on sait, y compris pour ses voisins.

Le non-alignement permet aussi aux petits pays de défendre leurs valeurs et leurs intérêts sans se lier inconditionnellement à la politique étrangère et aux orientations des superpuissances, ce qui rend pour celles-ci la tâche plus difficile – une allégeance aveugle étant pour elles plus confortable et leur permettant de mieux projeter leur puissance.

Résilience financière

Aujourd’hui, la montée des nationalismes requiert une certaine indépendance économique, qu’il peut être difficile d’atteindre après des décennies de participation active aux marchés mondiaux. Pour renforcer sa résilience financière, l’Inde a accumulé plus de 500 milliards de dollars de réserves en devises étrangères, tandis que le Brésil augmentait les siennes, à plus de 300 milliards de dollars. Un pays peut aussi gagner en résilience en réduisant sa dette étrangère. Au milieu des années 2000, 46 % de la dette publique indonésienne et 83 % de celle du Chili étaient libellés en monnaies étrangères, mais l’année dernière, l’Indonésie et le Chili ont respectivement réduit cette part à 23 % et 32 %.

Même les pays riches peuvent avoir du mal à renforcer leur indépendance. Ainsi un récent rapport du Conseil européen des relations internationales affirme-t-il que l’Union européenne doit améliorer ses capacités technologiques si elle veut agir conformément à ses valeurs « sans être contrainte par d’autres ». C’est parce qu’elle tient compte de ces considérations que l’Union européenne a déjà pris des initiatives pour atteindre son objectif d’une plus grande autonomie stratégique en lançant l’Alliance européenne pour les batteries, qui a pour ambition de développer sur le continent une chaîne de valeur des batteries, durable et compétitive.

Mais la route est encore longue. L’équilibre mondial de la puissance se déplace tandis que les rivalités entre les États-Unis et la Chine s’exacerbent. Chacune des superpuissances est en outre confrontée à des difficultés intérieures qui pourraient avoir des répercussions sur sa politique étrangère. Et l’on ne devrait pas, dans ces circonstances, incriminer d’autres pays au prétexte qu’ils poursuivent une stratégie du non-alignement pour gagner en indépendance. Peut-être la résistance aux pressions des superpuissances permettra-t-elle de garantir un ordre du monde plus équitable.

Directrice de la Blavatnik School of Government de l’université d’Oxford.

Copyright : Project Syndicate, 2022. Traduction : François Boisivon

Pour ses détracteurs, la politique du non-alignement, aujourd’hui comme hier, est vouée à l’échec et après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le non-alignement est en outre de plus en plus décrié. L’Ukraine, en effet, n’aurait pas été envahie si elle avait intégré l’OTAN. La Suède et la Finlande ont donc renoncé à une neutralité longtemps maintenue pour...

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