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La thaoura sera politique ou ne sera pas

La révolution libanaise est-elle morte avant que d’avoir existé ? Trois ans après le 17 octobre, le bilan a forcément un goût d’amertume. Des dynamiques de transformations socio-politiques sont observables au milieu du chaos ambiant : une partie de la jeunesse s’inscrit en rupture avec les générations précédentes ; la plupart des partis politiques sont en perte de vitesse même s’ils parviennent pour l’instant à se maintenir ; la diaspora – plus favorable au changement – aspire à jouer un plus grand rôle, même si celui-ci demeure limité par rapport au poids qu’on lui attribue ; enfin, 13 députés issus de la contestation populaire ont fait leur entrée au Parlement le 15 mai dernier. Mais tout cela peut paraître bien maigre par rapport à la réalité d’un pays qui se décompose, se vide de son avenir, et dans lequel les replis identitaires et les réflexes clientélistes réapparaissent à mesure que le naufrage se prolonge.

Il y a trois ans, nous sommes nombreux à avoir cru, le temps d’un instant, qu’un autre Liban était (finalement) possible. L’ivresse des premières semaines, en particulier des premiers jours, a laissé place à un double sentiment de colère et de désillusion. En raison de notre candeur et de nos peurs, en raison de leur amoralité et de leurs armes, nous avons perdu la révolution. Nous l’avons perdue contre les zaïms, contre le Hezbollah, et contre nous-mêmes. Pas parce que le Liban serait de nature et pour toujours allergique à tout changement de grande ampleur. La construction d’un État moderne et l’affirmation d’une culture citoyenne sont probablement plus difficiles à faire émerger ici qu’ailleurs, mais le déterminisme historique est une insulte à l’intelligence autant qu’il est une négation du libre choix des individus. Nous l’avons perdue parce qu’à aucun moment nous nous sommes collectivement donné les moyens de la gagner.

La thaoura ne pouvait pas venir à bout, en quelques semaines, de décennies d’allégeances communautaires et de « kleptocratie redistributive ». Elle ne pouvait pas venir à bout des cent mille hommes armés du Hezbollah, prêts à raviver le spectre de la guerre civile pour tuer le mouvement dans l’œuf. Elle ne pouvait pas venir à bout des divisions, des préjugés, des intérêts divergents qui traversent la société libanaise, aussi bien entre ces communautés qu’au sein de celles-ci. Mais elle pouvait au moins essayer de dessiner un autre chemin.

L’échec de la thaoura était inscrit dans ses germes. Son essence, le kellon yaané kellon (tous ça veut dire tous !), est à la fois le meilleur et le pire de tous les slogans, celui qui dit absolument tout et qui ne dit malheureusement rien. Celui qui permet de mobiliser les masses et de réunir toutes les communautés dans la rue, mais celui qui dilue tout, en refusant de différencier et de hiérarchiser les maux. En tentant d’être métapolitique, la thaoura a fini par être apolitique. En tentant de ne perdre personne, tout le monde a fini par la galvauder et s’en revendiquer.

Il y a trois ans, nous avons eu peur de nos désaccords. Nous n’avons pas été capables de définir nos priorités ainsi qu’une stratégie pour y parvenir. Trois ans plus tard, à ce niveau-là, nous n’avons quasiment pas avancé. Que voulons-nous pour le Liban au-delà des slogans creux ? Comment prendre le pouvoir ? Comment convaincre tous ces Libanais, et ils sont nombreux, qui continuent de prêter allégeance, par conviction ou par besoin, à leurs zaïms ? Faut-il modifier la Constitution ? Faut-il le faire en prenant en compte les nouveaux équilibres communautaires ? Peut-on le faire indépendamment de tous ces facteurs ?

Quel type d’économie souhaite-t-on mettre en place au Liban, et à quelle échéance ? Comment construire un État, comment réformer les institutions, comment faire respecter la justice en la présence d’une milice surarmée qui dépend idéologiquement et financièrement d’un pays étranger ? Nous ne pouvons plus nous contenter de rendre la classe politique responsable de tous nos malheurs sans proposer une alternative sérieuse et cohérente pour l’ébranler.

Il est temps de mûrir, d’accepter la réalité politique telle qu’elle est pour avoir une chance de la modifier. Depuis leur élection, les treize députés de la contestation semblent terrifiés à l’idée de faire de la politique et de décevoir ainsi une partie de leur base. Ils sont pour l’instant passés à côté de presque toutes les grandes échéances, de la nomination du Premier ministre à l’élection du président de la République. Comment espérer changer le pays lorsque l’on ne se montre pas capables de s’entendre sur le choix d’un candidat crédible à la magistrature suprême ? Il ne faut pas être injuste. À eux seuls, ils ne peuvent pas faire grand-chose et ils ont au moins le mérite d’essayer de représenter la nation sans perdre leur éthique. Mais cela ne suffit pas. S’ils se contentent de regarder le jeu politique se faire sans eux, s’ils ne définissent pas au plus vite une stratégie pour peser au sein de l’Assemblée ou pour prendre le pouvoir à moyen terme, nous n’aurons plus que nos yeux pour pleurer lors des résultats des prochaines législatives en 2026. Trois ans, c’est déjà (trop) long. Nous n’avons plus de temps à perdre.

La révolution libanaise est-elle morte avant que d’avoir existé ? Trois ans après le 17 octobre, le bilan a forcément un goût d’amertume. Des dynamiques de transformations socio-politiques sont observables au milieu du chaos ambiant : une partie de la jeunesse s’inscrit en rupture avec les générations précédentes ; la plupart des partis politiques sont en perte de vitesse...

commentaires (8)

Tout simplement merci, Anthony Samrani! Il me tarde d’écouter d’autres podcasts avec d’autres personnalités de l’ombre qui travaillent discrètement et qui agissent… Vous analyse et votre réflexion sont très justes « …nous avons eu peur de nos désaccords…nous ne pouvons plus nous contenter de rendre la classe politique responsables de nos malheurs sans proposer une alternative sérieuse et cohérente pour l’ébranler. Il est temps de mûrir… » La route est longue et rude, certes, mais il faut continuer à espérer de la rendre fluide…

De Chadarévian Simone

17 h 12, le 18 octobre 2022

Tous les commentaires

Commentaires (8)

  • Tout simplement merci, Anthony Samrani! Il me tarde d’écouter d’autres podcasts avec d’autres personnalités de l’ombre qui travaillent discrètement et qui agissent… Vous analyse et votre réflexion sont très justes « …nous avons eu peur de nos désaccords…nous ne pouvons plus nous contenter de rendre la classe politique responsables de nos malheurs sans proposer une alternative sérieuse et cohérente pour l’ébranler. Il est temps de mûrir… » La route est longue et rude, certes, mais il faut continuer à espérer de la rendre fluide…

    De Chadarévian Simone

    17 h 12, le 18 octobre 2022

  • Les 7 cents de plus sur le what’s up ont enflammé la rue et paralysé le pays durant des mois alors qu’un dollar qui frôle aujourd’hui les 40.000 LL ne pique personne. Où sont donc ces fameux contestataires qui voulaient chambarder tout le système en place ?

    Hitti arlette

    17 h 06, le 18 octobre 2022

  • Le jusqu’au boutisme de Charbel Nahas et des membres du mouvement Citoyens et Citoyennes dans l’Etat a torpillé toute idée d’un parti d’opposition laïque, uni, et fort de plus de 20 députés. C’est sans doute la leçon que nous devons apprendre pour les prochaines élections législatives. D’ici là, il serait bon que le Hezbollah ait moins de pouvoir et se normalise comme parti strictement libanais. Les autres partis ayant de moins à moins à dire comme leurs dirigeants sont falots, à quand un renouveau ?

    TrucMuche

    13 h 10, le 17 octobre 2022

  • JE M,ATTACHE AU TITRE. IL DIT TOUT. LE CONSENSUS C,EST LA PLAIE DU LIBAN. IL N,Y A PAS DE CONSENSUS DEMOCRATIQUE. C,EST UNE INVENTION DE NOS ABRUTIS POUR TOUJOURS SE PARTAGER TOUT EN SON NOM. ET LE PEU[LE A BU CE POISON POUR DES DECENNIES. LE JEU DOIT ETRE DEMOCRATIQUE COMME PARTOUT DANS LES VRAIS PAYS DE CE NOM. APRES AVOIR DEGAGER TOUTE LA PEGRE ET NETTOYER LES LIEUX.

    LA LIBRE EXPRESSION

    10 h 34, le 17 octobre 2022

  • Un refus systématique de s'allier avec tout parti traditionnel ne mènera nulle part . La politique est l'art des compromissions. Nos idéalistes vont devoir l'apprendre.

    Yves Prevost

    07 h 54, le 17 octobre 2022

  • Extraordinaire!

    Akote De Laplak

    07 h 20, le 17 octobre 2022

  • Merci Anthony Samrani. Merci d’être le porte voix de beaucoup d’entre nous. Oui, nous n’avons plus de temps à perdre.

    Tony Nakhle

    01 h 24, le 17 octobre 2022

  • Intéressant votre article mais la thaoura ne peut rien faire devant les armes du Hezbollah qui terrorise le Liban

    Eleni Caridopoulou

    00 h 49, le 17 octobre 2022

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