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Culture - Rencontre

Frédéric Stucin, des photos, en mode cinéma, d’une jeunesse en clair-obscur

Dans le cadre de « Beyrouth, une ville à l’œuvre », organisé par l’Institut français du Liban aux usines Abroyan, le photographe français présente « Oh Liban ! », une magnifique série de portraits d’adolescents libanais. Des portraits de rue. Et de « rues » aussi... Vides de toute présence humaine et cependant « habitées » par la magie d’un regard indéniablement cinématographique.

Frédéric Stucin, des photos, en mode cinéma, d’une jeunesse en clair-obscur

Mounir, 26 ans ; Tyr, le 16 mars 2022 ©Frédéric Stucin

Du haut de ses vingt ans, il vous regarde frontalement. Debout, sous un enchevêtrement de fils électriques, accoutré d’un nœud papillon blanc sur un total look noir, lunettes de soleil et (pseudo) borsalino vissé sur le crâne, il cultive l’attitude bravache du sale gosse qui veut vous jeter en pleine figure sa virilité naissante. Ce personnage naturellement surfait, qu’on aurait dit sorti d’une scène de film, fait partie de la série de portraits de rue de jeunes Libanais que Frédéric Stucin a réalisé en mai dernier et qu’il présente, sous le curatoriat de Marine Bougaran, jusqu’au 9 octobre, au sein des usines Abroyan à Bourj Hammoud, dans le cadre de l’événement « Beyrouth, une ville à l’œuvre ».

Fred Stucin, le portraitiste portraituré. Photo DR

« On a beau tout prévoir : l’appareil, le cadrage, la lumière, la mise en scène, etc., la réalité est toujours plus forte que le photographe », affirme l’artiste français, en pointant du doigt cette image particulière. « C’est un gars de Tyr. Je passais en voiture. Il était là. Explosif tout simplement ! Je me suis arrêté et je lui ai demandé s’il voulait bien poser pour moi. Il n’a pas hésité », raconte le photographe présent à Beyrouth le temps du vernissage de son exposition « Oh Liban ! »

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Oh (le) Liban ! comme cette exclamation d’heureuse surprise qu’a spontanément poussée Frédéric Stucin lorsqu’on lui a proposé, il y a quelques mois, de venir y réaliser une série de photos. « Pour moi, le Liban était resté ce pays mystérieux dont j’entendais parler depuis ma petite enfance. C’est le Proche-Orient et son bouillonnant métissage, c’est la lumière de la Méditerranée... Je n’allais absolument pas rater l’occasion de venir le découvrir enfin. D’autant que la proposition de l’Institut français, qui m’invitait à y réaliser un travail sur l’adolescence, ne pouvait pas mieux tomber, vu que j’avais déjà commencé à développer ce thème qui me touche personnellement en tant que père de deux ados », confie-t-il à L’Orient-Le Jour.

Liban – Tyr, 16 mars 2022 ©Frédéric Stucin

Adolescents poseurs

C’est donc en mai dernier que le photographe français a débarqué pour la toute première fois à Beyrouth. Armé de son appareil photo et accompagné d’un traducteur, il va sillonner durant cinq jours les quatre coins du pays du Cèdre, de Tyr à Tripoli, en passant par Deir el-Qamar, la Békaa, Jounieh ainsi que d’autres villes et villages pour « photographier une jeunesse dans son environnement. Avec tout ce qu’elle a de similarités et de différences avec celle des pays que je connais. Je n’ai, cependant, absolument pas travaillé dans un registre de documentariste. Ce ne sont pas des images du Liban à un moment donné que je donne à voir. Ce n’est pas la situation de crises et de tensions que j’ai voulu rendre. Ce sont les adolescents de ce pays, qui font leur passage de l’enfance à l’âge adulte en pleine période de troubles, que j’ai voulu saisir », précise-t-il.

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Ces 15-23 ans qu’il va « caster » dans la rue, interpellé par « leur courage et leur fierté », il va les faire poser de manière impromptue certes, mais avec une sorte de mise en scène extrêmement cinématographique. Car pour donner sa prééminence au portrait, Frédéric Stucin a utilisé un lourd système d’éclairage qui, en mettant en lumière le modèle, va paradoxalement assombrir l’arrière-plan et donner une intensité dramatique et intemporelle à l’image.

Selena, 15 ans Liban – Tripoli, 19 mars 2022 ©Frédéric Stucin

« Il n’y a pas d’objectivité en photographie »

« Je pars beaucoup du cinéma dans mon travail. Parce que pour moi, il raconte des choses très vraies sur l’être humain, parfois plus vraies qu’un reportage », indique ce photographe mû par le désir de faire de ses photos des histoires réelles et fictionnelles tout à la fois. « J’aime bien créer quelque chose qui interroge la personne qui regarde la photo », affirme d’ailleurs celui qui ne croit pas du tout à « la vérité et l’objectivité en photographie », considérant que « c’est toujours la perception et le point de vue de l’artiste qui s’expriment dans un cliché ».

Un parti pris que l’on retrouve forcément dans les 26 grands tirages (110 x 165 cm) qui déroulent, sur les cimaises de l’un des plus beaux ateliers de l’usine de Bourj Hammoud, des scènes captivantes que l’on dirait droit sorties d’un film noir pour certaines. À l’instar de cette image d’une jeune fille solitaire sur le front de mer de Tripoli, le regard plein de défi alors que dans son dos s’amoncellent de menaçants nuages noirs ; de ce chariot-buvette que l’on dirait subitement abandonné sur une corniche sombre et désertée ou encore de ce coin de rue à Mar Mikhaël vide de toute présence humaine… Autant de personnes et de lieux ordinaires qui se transforment, l’espace d’un cliché, en personnages et décors sortis d’un polar de Jean-Pierre Melville ou d’Aki Kaurismäki, réalisateurs dont le photographe revendique largement l’influence…

Et si ces images que propose Frédéric Stucin restituaient son ressenti, subliminal, d’un Liban sombrant dans la déliquescence, à la lisière de l’abandon et cependant éclairé par la tendre présence de cette jeunesse qui défie malgré sa fragilité et ses peurs un avenir incertain ? « C’est vrai que je suis comme une éponge, je m’imbibe inconsciemment de ce qui m’entoure. En même temps, dans cette série, j’ai juste figé la beauté ou l’intensité de certains moments. Après, chacun des spectateurs va y projeter son imaginaire, ses émotions, et en tirer sa propre interprétation », dira-t-il.

Une série photographique de très grands formats présentés dans l’un des plus beaux ateliers de l’usine Abroyan. Photo Frédéric Stucin

Capter la sincérité du regard

Diplômé des arts décoratifs de Strasbourg, Frédéric Stucin a commencé à s’intéresser à la photo en découvrant le travail de Richard Avedon. Il fait l’École Louis Lumière, commence par travailler dans le laboratoire photographique du quotidien français Libération avant de se lancer comme photographe de presse en 2002. Depuis, il collabore avec plusieurs médias, à l’instar de Libération, Le Monde, Vanity Fair, L’Obs, L’Express, Les Inrocks, Le Figaro, Stern ou encore Time Magazine, ce qui l’a amené à portraiturer un grand nombre de personnalités culturelles, politiques et artistiques en France et même au-delà.

Mar Mikhaël – Beyrouth, 17 mars 2022 ©Frédéric Stucin

Sa galerie de portraits comprend aussi bien Isabelle Huppert, Jane Fonda, Benicio del Toro, Gérard Depardieu et toute la nouvelle génération du 7e art français que le président François Hollande, Stromae, Mika, Clara Luciani ou Camille Kouchner. Frédéric Stucin les a tous capturés dans son viseur. L’espace d’une séance de pose allant de « 27 secondes très exactement, pour le portrait de Bill Gates pour le journal Le Monde, ma photo la plus rapide, à 30 minutes maximum », révèle-t-il. Parmi ses faits d’armes, on peut signaler un éloquent portrait de la grande Huppert restreint à son « œil », un seul, glissé dans un interstice ou encore ceux d’un Bernard-Henri Lévy au visage rendu très différent à travers deux prises de vue effectuées à très peu de temps d’intervalle pour deux médias opposés.

Tous ont en commun l’absence de sourire qui redonne toute sa place à l’expressivité du regard dans un visage. Une constante qui fait un peu la signature de Frédéric Stucin. « Ce qui m’intéresse dans un portrait, c’est le regard. Si le regard est sincère, le spectateur adhère à l’image, elle le touche alors. »

Pousser la porte et entrer chez les gens

Portraitiste aujourd’hui reconnu, ses travaux de commande n’empêchent pas Frédéric Stucin de se lancer régulièrement dans des projets plus personnels. Des projets à long terme dans lesquels il donne libre cours à sa passion pour l’humain.

« La caméra est pour moi un prétexte pour pousser la porte des ministères, des hôpitaux psychiatriques, des personnes que j’admire ou encore de venir au Liban. Je suis tout simplement curieux. D’ailleurs, ma mère m’a rappelé dernièrement que petit, je lui disais vouloir être concierge pour rentrer chez tous les habitants de l’immeuble. En fait, j’ai toujours rêvé d’aller chez les gens.

D’aller vers eux. Tout simplement. Sans aucune hiérarchie de beauté, d’âge, d’importance ou de statut social… »

(*) « Oh Liban ! » de Frédéric Stucin, aux usines Abroyan, Bourj Hammoud, jusqu’au 9 octobre, de 16h à 22h.

Du haut de ses vingt ans, il vous regarde frontalement. Debout, sous un enchevêtrement de fils électriques, accoutré d’un nœud papillon blanc sur un total look noir, lunettes de soleil et (pseudo) borsalino vissé sur le crâne, il cultive l’attitude bravache du sale gosse qui veut vous jeter en pleine figure sa virilité naissante. Ce personnage naturellement surfait, qu’on aurait dit...

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