Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a pris la décision hier soir de désigner un juge d’instruction suppléant dans l’affaire de la double explosion au port de Beyrouth pour plancher sur le sort des personnes incarcérées, alors que le juge Tarek Bitar, chargé actuellement de l’enquête, est toujours à son poste. L’action du juge est-elle désormais court-circuitée ? Beaucoup le craignent.
La décision du CSM est intervenue après une longue réunion au cours de laquelle les membres de l’instance ont décidé d’approuver dans le principe une proposition du ministre de la Justice, Henri Khoury, proche du camp aouniste, de désigner un autre magistrat, qui serait chargé de statuer sur les demandes de remise en liberté des détenus. Le nom de ce suppléant sera suggéré par le ministre au CSM, qui pourra l’accepter ou le refuser. Le magistrat désigné restera alors en fonctions jusqu’à ce que Tarek Bitar, qui a les mains liées du fait de recours portés contre lui, puisse reprendre son enquête. Une source proche du CSM affirme que cette décision est mue par la nécessité de régler plusieurs cas de détenus dont la santé s’est détériorée à tel point qu’ils ont dû être hospitalisés. Il aurait été inhumain de fermer les yeux sur de tels drames, ajoute la source.
Coup dur
« C’est un coup dur porté à la loi et une humiliation de la justice », tonne, sous couvert d’anonymat, un haut magistrat interrogé par L’Orient-Le Jour. « Le code de procédure pénale édicte la nomination d’un seul juge d’instruction près la Cour de justice », martèle-t-il, affirmant que « seul un amendement de la loi permettrait une telle mesure ». Pour lui, la décision aura pour conséquence de torpiller l’enquête. « Les détenus seront libérés et les victimes et leurs familles seront oubliées », met-il en garde.
« La classe au pouvoir ne veut pas demander des comptes aux responsables de la catastrophe », constate un juge bien placé. « Elle avait refusé de donner au juge Bitar l’autorisation de les poursuivre, et voilà qu’elle veut maintenant lui couper l’herbe sous le pied après qu’aucune de ses décisions n’a été exécutée », ajoute-t-il. Ce magistrat estime qu’en approuvant la désignation d’un suppléant, « le pouvoir judiciaire a créé un point de confrontation avec Tarek Bitar ». Pour lui, l’actuel juge d’instruction ne voudra reconnaître ni la décision du CSM ni le juge qui sera désigné. « Soit il insistera à ne livrer aucun document du dossier, même en rapport avec les remises en liberté de détenus, quitte à ce qu’il soit déféré à l’Inspection judiciaire qui pourrait le démettre. Soit il démissionnera de la magistrature », suppute-t-il. « Tel qu’on le connaît, Tarek Bitar ne verrait plus dans cette magistrature un reflet de ses ambitions et de ses valeurs. »
Le CPL agite le spectre de l’escalade
Ces derniers temps, les pressions se sont accrues sur le CSM. Un sit-in a été organisé hier devant le Palais de justice de Beyrouth par les parents des détenus. Par ailleurs, une délégation composée de six députés du Courant patriotique libre (CPL), César Abi Khalil, Charbel Maroun, Jimmy Jabbour, Nada Boustany, Georges Atallah et Samer Toum, ainsi que de cinq avocats et de représentants des familles des victimes et des détenus s’était rendue en matinée auprès du président du CSM, Souheil Abboud. L’objectif était de le presser d’accélérer le cours de la justice, notamment la question des détenus, dont fait partie l’ancien directeur des douanes Badri Daher, proche du courant aouniste. Dans une volonté claire d’agiter le spectre de l’escalade, le CPL a évoqué à l’issue de l’entretien un « échange verbal tendu » entre Charbel Maroun et le juge Abboud. Des propos qui ont vivement étonné les milieux du CSM, selon lesquels les membres de la délégation avaient pourtant salué, lors de la réunion, « l’intégrité » de M. Abboud et sa capacité à « rester sourd à toute sollicitation ».
Plusieurs personnalités affiliées au CPL ont également démenti ces informations. « Il s’agissait d’une discussion normale autour des mesures qui entravent la bonne marche de la justice et que Charbel Maroun a pointées du doigt », a confié César Abi Khalil à L’OLJ. « Nous n’avons pas lancé de menaces et nous déciderons des prochaines étapes en fonction des développements », a-t-il ajouté.
Pour sa part, la vice-présidente du CPL, May Khoreiche, a appelé le CSM à « faire son travail ». « Si le juge (Tarek Bitar) ne peut mettre personne derrière les barreaux, qu’il libère les personnes incarcérées », a-t-elle plaidé, déplorant le fait que l’enquête soit bloquée. Interrogée au sujet d’éventuelles mesures d’escalade auxquelles pourrait recourir le CPL, elle a indiqué que « ces mesures seront décidées avec les proches des détenus et des avocats », envisageant toutefois « une pression populaire plus importante », en allusion à des manifestations dans la rue.
Orchestration d’une journée de pressions
Coïncidence ou synchronisation? Au moment où les représentants du CPL se réunissaient avec le président du CSM, le vice-président de la Chambre et député aouniste, Élias Bou Saab, a appelé le CSM à réviser le projet de décret de désignation des membres de l’assemblée plénière de la Cour de cassation, en vertu duquel il avait nommé, comme de coutume depuis l’accord de Taëf (1990), cinq présidents chrétiens et cinq présidents musulmans de chambres de cour de cassation, auxquels s’ajoute le premier président de la Cour de cassation, de confession chrétienne (actuellement Souheil Abboud). M. Bou Saab a ainsi prôné, à l’issue d’un entretien avec le chef de l’État, au palais de Baabda, un décret de nomination des membres de l’assemblée, qui serait basé sur une répartition égalitaire islamo-chrétienne. Après avoir formulé cette même demande en juillet dernier, suite à des pourparlers avec les trois pôles du pouvoir, il est monté d’un cran hier en faisant assumer de manière frontale au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) la responsabilité du torpillage de la désignation des membres de la haute juridiction.
« Le Conseil supérieur de la magistrature est directement responsable d’obstruer la formation de l’assemblée plénière de la Cour de cassation », a lancé M. Bou Saab, ajoutant qu’« il y a un grand point d’interrogation sur le bénéficiaire de cette obstruction », sans toutefois répondre à la question.
L’enjeu d’une désignation de nouveaux membres de l’assemblée est de lui faire recouvrer le quorum (6 membres) perdu en avril dernier suite aux départs successifs à la retraite de quatre présidents de chambre de Cour de cassation, et permettre par conséquent le redémarrage de l’enquête du port. Une fois complétée, la juridiction pourra en effet statuer sur les recours en responsabilité de l’État contre « les fautes lourdes » du juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, chargé de cette enquête ainsi que du juge Naji Eid, lui-même chargé d’examiner un recours en dessaisissement intenté contre M. Bitar. Des recours portés notamment par Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter, députés du mouvement Amal mis en cause dans l’affaire de la double explosion, dont les conséquences sont un torpillage permanent de l’enquête.
M. Bou Saab a par ailleurs accusé le CSM d’« atermoyer depuis quatre mois », c’est-à-dire depuis avril dernier. À cette date, le ministre des Finances, Youssef Khalil, avait bloqué le projet de nominations sous prétexte qu’il ne respecte pas la parité confessionnelle.
Joint par L’Orient-Le Jour, un proche du CSM réfute les accusations d’atermoiements, rejetant ces accusations sur « les parties qui ne veulent pas la justice ». « Or le CSM a rempli son rôle de désigner les membres de l’assemblée, dans le cadre de la loi et à l’unanimité de ses membres », affirme-t-il.
Nommer les membres de l'assemblée plénière de la Cour de cassation sur une base confessionnelle est une honte. M.Z
00 h 12, le 08 septembre 2022