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Lifestyle - La carte du tendre

Un peuple debout, sous le « soleil des misérables »

Un peuple debout, sous le « soleil des misérables »

Dans l’intimité d’une famille à la fin des années 1950. Photo coll. Georges Boustany

« Ahla w sahla, tfaddalo ! » La voix de la téta aux cheveux blancs semble traverser l’image et des décennies d’oubli pour nous souhaiter la bienvenue. Le photographe a réalisé cette photo par surprise : sur les neuf personnages, seuls trois se sont aperçus de sa présence et regardent la caméra, ce qui donne à cette scène intime une émouvante authenticité.

« Ahla w sahla, tfaddalo ! » : que n’avons-nous entendu ce cri adressé au visiteur que l’on n’attend pas. Il y a dans ces mots la joie d’accueillir quelqu’un et l’anticipation d’une conversation dont on ne sait rien à l’avance. Dans ces mots, se mêlent l’incroyable générosité orientale et le plaisir de voir se briser la routine des jours qui passent et se ressemblent. Oui, c’est comme cela avec ce peuple, quel que soit son niveau de revenus et surtout si celui-ci permet à peine de nourrir une armée de mômes : on a beau être un parfait étranger, on a beau s’introduire par effraction dans l’intimité des gens, on sera toujours accueilli comme un prince, même si les hôtes n’ont que de l’eau fraîche et de la bonne humeur à offrir.

L’autre jour, je raccompagnais un de mes fils à l’aéroport : il repartait pour la Suisse, sa seconde patrie, et il était malheureux comme les pierres. Je le consolais comme je pouvais, c’était le monde à l’envers : « Mais enfin, tu vis dans un pays de rêve, tu ne réalises pas ta chance ? Des Libanais seraient prêts à tout pour échanger ta vie avec la leur ! » J’avais beau le raisonner, lui dépeindre un Liban sans avenir, délabré, sale, ruiné, rien n’y faisait. Partir s’apparentait pour lui à un deuil. Et, d’une voix étranglée par l’émotion, les yeux rivés sur la route, il m’a asséné l’argument qui tue : « Ce n’est pas seulement le pays qui est attachant, c’est le peuple. Ce sont des gens avec qui on se sent bien immédiatement, même sans les connaître. Ils sont si généreux. Fondamentalement gentils et accueillants… Je me sens à l’aise avec les Libanais, d’où qu’ils viennent, même ceux qui vivent à l’étranger ; ils ont leurs défauts, mais c’est mon peuple. »

« C’est mon peuple » ?! Ils sont pourtant terribles, les Libanais ; forment-ils seulement un peuple ? Je les trouve capricieux, vaniteux, insatiables, violents, impulsifs, égoïstes, arrivistes, irresponsables ; ils manquent totalement de sens civique, ils sont sans foi ni loi, et puis ce ramassis de tribus dirigées par des chefs de clan, pour la plupart mafieux, ne feront jamais une nation. Même eux rêvent de divorcer de leurs compatriotes sous des prétextes divers : religion, allégeance, mode de vie, que sais-je. Ils ont des comportements détestables. Rien que de les voir jeter des ordures par les fenêtres des voitures, rien que cela me met hors de moi : chaque canette balancée dans la nature est une insulte implicite aux régions qu’ils traversent. Et je ne parle pas de leur insupportable syndrome de Stockholm, qui consiste à reconduire au pouvoir leurs geôliers et leurs bourreaux.

Alors quoi ? Avons-nous perdu tout sens de la mesure, à considérer que ce qui nous séduit dans ce pays, ce qui nous y ramène immanquablement, ce qui nous manque le plus dans l’exil, ce n’est pas seulement sa nature et son climat, ni la beauté de ses paysages et de ses ruines, ni les tableaux de ses aurores et de ses crépuscules et encore moins la majesté de ses montagnes et de ses cèdres ; ce qui nous y ramène, c’est ce peuple de fous, ce peuple d’hallucinés, ce peuple insaisissable capable de danser dans les ruines, ce peuple qui n’accepte de se mettre à genoux que devant un Dieu qui n’en a que faire, ou penché sur une œuvre d’art ?

Ce Liban que l’on ne peut quitter

Cette image représente une des facettes de ce Liban que l’on ne peut quitter, le genre de scène que l’on se remémore avec nostalgie quand on est loin. Il s’agit manifestement d’une famille de niveau socio-économique modeste, et cette simplicité fait tout son charme. Rien qu’à voir cette terrasse mal foutue, ce dallage qui aurait pu être beau s’il n’était noyé dans du béton, ces murs lépreux, ce mobilier pauvre, ces chaises de bois et de paille comme il en existait dans les cafés populaires, cette table fruste avec cette seule gargoulette d’eau fraîche posée dessus, on sent comme cela respire le soleil des misérables, comme le chante Feyrouz dans Bayti Ana Baytak.

Les enfants de cette scène n’ont, en apparence, rien pour s’amuser ; les adultes ne peuvent même pas faire défiler un écran de smartphone, et en 2022 on trouve cela limite insupportable : avec un caillou et un bout de bois, comment ce garçonnet passe-t-il le temps ? Ils ont l’air heureux, pourtant. Ils sont en tout cas tous de bonne humeur, et cette réunion familiale est probablement tout ce qui leur fallait pour faire leur bonheur. Celui qui exprime le plus ce bonheur et cette sérénité est le père : debout près de sa mère, il sourit au photographe qu’il se réjouit de voir arriver. Les autres observent le cœur de la scène, un échange entre le garçon et la fillette assise sur les genoux de sa grande sœur, et c’est à ce petit bonhomme que s’adresse en réalité sa grand-mère.

Le voici, mon peuple. C’est un peuple de résistants qui s’accroche, de gré ou de force, à une terre bénie et maudite tout à la fois. C’est un peuple qui doit affronter depuis la nuit des temps l’innommable cruauté de l’histoire. C’est un peuple qui balaie son entrée quelques minutes après un bombardement pour offrir le café à ses visiteurs. Qui colle du nylon sur ses fenêtres parce qu’il ne peut plus se payer une vitre. Qui, ayant perdu un être cher lors du crime du 4 août, va aider les autres à retrouver les leurs sous les décombres. Qui accueille des inconnus avec une joie non contenue et se bat jusqu’au dernier pour renvoyer un envahisseur chez lui. Un peuple qui fait face, seul et avec panache, à une des pires crises économiques de l’histoire. Un peuple debout qui veille sur sa terre et qui reçoit, en été ou aux fêtes et avec une inexplicable générosité, ceux des siens qui n’ont pas pu supporter autant de misère. Un peuple capable de rééditer, en ce troisième été de crise, le miracle de la multiplication des pains à l’échelle d’un pays entier.

Et je me demande toujours comment ils font. Cette résistance est leur force et cette résistance est leur malheur : ce peuple qui aime trop la vie ne se révoltera jamais. Même ceux qui étaient partis finissent par revenir. Comme le résume mon ami Émile Tyan dans une formule que je consigne ici pour mémoire : « Il vaut mieux être accueilli comme un prince dans un pays de pauvres que comme un pauvre dans un pays de princes. »

Auteur d’« Avant d’oublier » (Les Éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines, à travers une photographie d’époque, visiter le Liban du siècle dernier. L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com et au Liban au numéro (WhatsApp) +9613685968.

« Ahla w sahla, tfaddalo ! » La voix de la téta aux cheveux blancs semble traverser l’image et des décennies d’oubli pour nous souhaiter la bienvenue. Le photographe a réalisé cette photo par surprise : sur les neuf personnages, seuls trois se sont aperçus de sa présence et regardent la caméra, ce qui donne à cette scène intime une émouvante authenticité....

commentaires (5)

Superbe?

Abourahal Roland

21 h 07, le 21 août 2022

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • Superbe?

    Abourahal Roland

    21 h 07, le 21 août 2022

  • Superbe?

    Abourahal Roland

    20 h 55, le 21 août 2022

  • J espère que notre aura changera... Nous,on mérite bien mieux que ça. et que le pire tombe sur la tête des leaders de force ici,et des pays qui les nomment comme agents !

    Marie Claude

    14 h 54, le 21 août 2022

  • Superbe. Comment à partir d'une photo, Georges Boustany raconte avec justesse un pays, son peuple, ses espérances.

    Bassam Youssef

    09 h 33, le 21 août 2022

  • Encore une fois je ne peux pas lire la carte du tendre sans avoir les larmes aux yeux et la fierté au coeur Merci Monsieur Boustani! Dites bien à votre fils qu’il est le “fils de” et que bien sur c’est “son peuple”

    Madi- Skaff josyan

    14 h 21, le 20 août 2022

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