Hier matin, la Croix-Rouge a distribué des masques dans les quartiers voisins du port. La moitié des riverains sont déjà calfeutrés, on ne sait jamais : les silos sont au bord de l’effondrement. Ils s’inclinent dangereusement, à raison de 2,5 mm par heure, paraît-il. Ils ont encore dans leurs entrailles un nuage toxique qu’ils ne seront pas longs à éructer. Se pourrait-il qu’ils choisissent précisément le 4 août pour lâcher prise et s’agenouiller, deux ans, jour pour jour, après avoir été témoins de l’une des plus monstrueuses explosions de ce siècle ? Voilà qui serait bien mystérieux.
Il y aurait donc, dans le ventre de cette ruine devenue le symbole du malheur libanais, l’inaudible tic-tac d’une horloge intérieure, sans doute rythmé par le glissement très lent des grains restés au fond des réservoirs, et la dévoration des charançons attirés par cette manne décomposée. Une horloge qui tiendrait à marquer l’anniversaire de ce moment horrible entre tous, survenu le 4 août 2020 à 18h08.
L’effondrement ne concernerait que la partie nord, mais annoncer cela aujourd’hui reviendrait à prédire la rupture d’une partie des six colonnes de Baalbeck.
Ce que nous avons vu, vécu et pleuré, nous voudrions que nul n’en ignore. Nos images intérieures, nos deuils, nos dépossessions et nos obsessions, nous les emporterons avec nous. Les silos sont notre chance d’inscrire ce moment dans le temps, n’en subsisterait-il qu’un mauvais chicot, et dire à ceux qui nous succéderont ce que l’amour du lucre, l’égoïsme, l’inconscience, l’indifférence et l’hubris d’une certaine génération de responsables ont un jour provoqué dans ce Beyrouth fatigué de ressusciter.
Les silos sont passés en quelques secondes d’un statut fonctionnel à celui de monument. En leur temps, prodiges d’efficacité, de technologie et de saine gestion, ils ont assuré la sécurité alimentaire d’un pays qui avait été marqué par la faim. L’épisode de la famine a été escamoté des livres d’histoire, mais le gigantesque grenier était le brillant symptôme d’une mémoire qui avait souffert. Dans un pays qui importe 80 % de ses denrées, les silos offraient le luxe d’une vaste marge en cas de rupture des livraisons, permettant de soutenir le rythme de l’approvisionnement, le temps de se retourner.
Tout aussi symptomatique, cette fois des piètres qualités humaines et gestionnaires des équipes qui se sont succédé au pouvoir depuis la deuxième décennie de ce siècle, les scandales n’ont pas manqué autour du mauvais entretien de ces mêmes silos. Entre les rats et les ordures, on ne savait pas quelle farine nous était livrée. Mais aujourd’hui privé de possibilités de stockage, le marché souffre de pénuries catastrophiques. Les files devant les boulangeries peuvent durer plusieurs heures. Libanais et réfugiés sont au coude à coude, et la haine entre eux enfle à mesure qu’enfle la frustration et que le soleil les écrase sans distinction. Les catastrophes engendrent les catastrophes, à l’infini.
L’explosion elle-même n’a été que l’apothéose de ce à quoi peuvent mener des politiques sans conscience.
Ces derniers jours, avec la touffeur estivale, des feux ont pris, difficiles à éteindre tant la chimie qui les sous-tend est puissante. Feux de fermentation nous dit-on. En attendant le nuage – et ce n’est plus une hypothèse – qui va bientôt se répandre dès l’effondrement de la partie la plus fragile des réservoirs, enfermés, masqués, suffocants, angoissés, les habitants des régions proches du port se résignent à confondre leur souffle avec celui de cette créature de ciment, naguère si rassurante, aujourd’hui banalement sublime. Quel autre mot pour définir le passage du solide au vaporeux, ou la jonction de la beauté avec l’horreur ?
commentaires (5)
Il faudrait sécuriser ce qu'il reste et en faire un lieu de mémoire à l'instar de la maison Barakat (ou jaune). Heureusement que nous avons les photographies ainsi que les écrits pour tracer l'histoire du pays
Georges Olivier
22 h 31, le 31 juillet 2022