Une fois de plus, on rassemble les rescapés et on continue avec ce qu’il nous reste. Ceux qui ont été épargnés par la guerre civile, la guerre israélienne de juillet 2006 (tiens, un anniversaire), les multiples catastrophes qui ont fait le pont depuis lors, jusqu’à l’épidémie de Covid qui s’autorise un encore, la monstrueuse double explosion de Beyrouth, le cuisant effondrement économique dont la famine promise s’est diluée en variantes plus sournoises de la faim… les voilà ! Peuple qui tente, par une amnésie délibérée, de vivre en attendant que le vent se lève et l’emporte ailleurs, ou dévie sa trajectoire semée d’écueils. En cette saison de grâce qui réunira jusqu’en septembre les familles dispersées, l’un des mots les plus délicieusement ambigus de la langue française prend tout son double sens. L’« hôte » est-il celui qui accueille ou qui est accueilli ? Tant d’entre nous n’ont plus les moyens de faire honneur à nos traditions généreuses, et les joies de l’été en sont ternies. Une fois n’est pas coutume, les revenants vont prendre en charge les vaillants malgré eux, restés pour entretenir les racines. Les enfants qui se sont débrouillés à l’étranger sont les nouveaux oncles d’Amérique. Ils arrivent chargés de médicaments et de trucs superflus devenus introuvables, dont on a appris à se passer, mais dont la redécouverte rappelle qu’ils sont restés nécessaires.
En retour, qu’avons-nous à leur offrir ? Le bonheur réel de les revoir, certes, même s’ils sont peu diserts sur leur vie là-bas. Peut-être par respect pour ce qu’il nous reste de dignité. Parce que nos vies, par comparaison, sont si tributaires du manque et du temps perdu à tenter de le pallier qu’elles en sont absurdes. Dans leurs pays d’exil, ils connaissent d’autres formes de difficultés, souffrent aussi de l’inflation mondiale. Mais rien n’est comparable à ce Liban ingouverné où les banques, naguère si puissantes, sont devenues des cochonnets bouchés qu’on secoue chaque début de mois pour en tirer quelques pièces sans se résoudre à les casser une fois pour toutes. Rien n’est comparable à ce pays parasité par des gangs déguisés en partis qui y font la pluie et le beau temps, où les denrées vitales comme l’essence et la farine sont en pénurie tendue, constamment accaparées en attendant les soubresauts d’une monnaie en chute libre. Ne parlons pas de l’électricité, ce gouffre à milliards, cette vache à traire égorgée par ses propres gardiens qui en rongent encore les os à grand bruit.
Le renoncement nous est devenu une seconde nature. Et oui, nous mangeons des biscuits quand il n’y a pas de pain. Nous ne nous déplaçons pas quand il n’y a pas d’essence. Nous adaptons nos horaires aux caprices du courant. C’est reparti comme en 80. À force de tourner en rond, il arrive un moment où l’on se retrouve derrière soi. Mais le moyen d’avancer droit, au fond d’une nasse géopolitique inchangée, sans aucune stratégie efficace pour en sortir, sinon la soumission des clans à divers protecteurs-prédateurs ?
Tant de fois nous avons vu notre monde finir en différentes versions. Celle-ci, en soi, n’est pas pire qu’une autre, mais elle nous trouve, peut-être comme jamais auparavant, déboussolés et n’attendant plus que l’extrême usure – et sans doute la disparition de certains totems – pour espérer un sursaut de l’histoire.
Pourtant, alors que la sécheresse envahit la planète, le Liban gorgé d’eau par un hiver rigoureux n’a jamais été aussi vert. Jamais les chemins de montagne n’ont autant resplendi, ni chatoyé de fleurs sauvages. Jamais l’air marin n’a été aussi doux ni le sable tiède. Cette terre reste bénie, quoi qu’il arrive. Et même si l’on n’avait que cela à offrir, voilà tout l’or du monde !
commentaires (9)
Splendide comme d’habitude! Et la fin optimiste réchauffe le cœur!
Michele Aoun
16 h 27, le 16 juillet 2022