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Notre si banale barbarie


À mesure qu’il s’appauvrit, le Liban se décivilise, au sens où il s’éloigne de l’idéal qu’il s’est un jour créé d’une société généreuse, courtoise, compatissante, accueillante, ouverte à la diversité et aux faits de culture. Au moins nous reste-t-il ces références pour mesurer la distance qui nous en éloigne. Ces choses ne viennent pas toutes seules. Elles sont l’aboutissement d’efforts individuels qui, mis bout à bout, permettent de former un peuple équitable, pacifié, tourné vers l’avenir et capable de progrès.


Jour après jour, nous voyons nos compatriotes déjà malmenés par tant de guerres – au cours desquelles ils avaient, malgré tout, admirablement conservé une forme de panache et de savoir-vivre – s’engrener dans un sauve-qui-peut où l’autre n’a plus sa place. Les premiers symptômes s’étaient manifestés lors des levées progressives des subventions sur certaines denrées alimentaires, comme l’huile végétale, et désormais le pain. Des scènes homériques avaient eu lieu dans les supermarchés qui furent, plus tard, suivies de véritables meurtres dans les files des stations d’essence. Plus les biens vont manquer ou devenir inaccessibles, plus nous allons voir monter cette criminalité ordinaire. En arriver à tuer, dans ce genre de circonstance, est avant tout le résultat d’une colère et d’une frustration aveuglantes. Une étude a récemment révélé que les Libanais sont le peuple le plus en colère du monde. Colère de se sentir sans recours, à l’ombre d’un État notoirement absent ; colère de ne pas pouvoir assumer les besoins des personnes dont on a la charge; colère de voir, par manque de moyens, les perspectives se réduire et les rêves s’obstruer.


La colère, et puis la haine. Haine de soi d’abord, de cette crasse nouvelle qui se dépose sur la peau et qui sent le pauvre. Elle vient des vêtements qu’on lave de moins en moins souvent pour économiser l’eau et l’électricité. Elle vient de la chaleur gluante des nuits sans ventilateurs et encore moins de climatiseur. Elle vient du suint des poubelles sur les trottoirs, des miroirs qui vous renvoient des mines tristes que des tentatives de sourires rendent plus tristes encore. Et aussi des relations sociales qui s’étiolent. Depuis l’épidémie de Covid, la distance s’est installée, creusée par l’effondrement économique. Comment, quand on est un adolescent sans argent de poche, sans possibilité de travailler pour gagner quelques sous, faire cette grande chose de l’adolescence qu’on appelle « sortir » et qui se résume à traîner avec des copains, mais sans pouvoir partager la moindre consommation.


Cette colère de soi, certains vont la retourner contre d’autres, comme une manière de les diminuer pour se hausser un peu soi-même. Elle va se diriger contre les plus fragiles, les plus marginalisés. Les travailleurs étrangers, les homosexuels, les femmes en général, bien évidemment. Tous ceux qu’aucune loi ne protège, en dépit de la Constitution, et quand bien même le ferait-elle, elle est rarement appliquée. Parce que les autorités ont compris qu’il valait mieux lui donner libre cours, à cette colère injuste, pour se protéger elles-mêmes de ses dérives.


Alors haro sur l’homo qu’on a déjà harcelé durant toute son enfance et qu’on peut encore détruire, parce qu’on est du bon côté de la marge, pour une fois qu’on est du bon côté de quelque chose ; haro sur telle, trop belle pour être fidèle, ou trop seule, consumée d’aigreurs sans objet, et si ça ne lui plaît pas, la casser avant qu’elle ne se casse et vous fiche la honte ; haro sur la travailleuse domestique ou l’ouvrier agricole dont on ne peut pas payer le salaire après l’avoir exploité, et qu’on va accuser de vol comme on accuse un chien de la rage. Haro sur tel automobiliste qui se permet de rouler en respectant les limitations de vitesse et les sens permis, courtoisie d’un autre âge qui en fait un snob dans son genre et à qui on va apprendre les bonnes manières en le poursuivant, frôlant son pare-choc, l’aveuglant d’appels de phares, le doublant avec un bras d’honneur, on a l’honneur qu’on peut.


Les miroirs ont raison, on n’est pas beaux à voir. Tant que nous ne respecterons pas les droits d’autrui, tant que la barbarie sera irrésistible, nous resterons barbares. Et tant qu’il restera parmi nous un seul barbare, il aura la vertu de perpétuer la barbarie. Heureusement, l’histoire est faite de paliers transitoires. Puissent les temps obscurs que nous vivons donner aux générations futures un dégoût suffisant pour nourrir en eux la force de n’y jamais revenir.

À mesure qu’il s’appauvrit, le Liban se décivilise, au sens où il s’éloigne de l’idéal qu’il s’est un jour créé d’une société généreuse, courtoise, compatissante, accueillante, ouverte à la diversité et aux faits de culture. Au moins nous reste-t-il ces références pour mesurer la distance qui nous en éloigne. Ces choses ne viennent pas toutes seules. Elles sont...

commentaires (6)

Cela m'afflige et me rend peu enclin à mettre en pratique ce petit projet que j'ai d'aller retrouver pour quelques semaines les amis qui me sont chers dans ce Liban en plein désarroi .

Chucri Abboud

17 h 33, le 30 juin 2022

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Commentaires (6)

  • Cela m'afflige et me rend peu enclin à mettre en pratique ce petit projet que j'ai d'aller retrouver pour quelques semaines les amis qui me sont chers dans ce Liban en plein désarroi .

    Chucri Abboud

    17 h 33, le 30 juin 2022

  • Et oui, tout est vrai dans cette description du Liban d’aujourd’hui. Mais on revient à dire, mais où est donc le peuple? Un peuple qui ne se soulève pas est un peuple mort. Si c’est la guerre qu’il craigne, elle lui serait imposée de toute façon et pas pour défendre ses intérêts mais les intérêts des autres pays qui ont implanté leurs groupuscules pour la mener quand cela leur chante et va dans le sens de leur intérêt. Alors? Pourquoi ne pas se soulever et défendre ses droits avant qu’une autre guerre ne lui soit imposée et qu’il paie le prix fort pour avoir laissé faire en acceptant l’inacceptable pour de toute façon mourir mais à genoux au lieu de mourir debout pour récupérer sa dignité et son indépendance.

    Sissi zayyat

    11 h 14, le 30 juin 2022

  • "…des miroirs qui renvoient des mines tristes que des tentatives de sourires rendent plus tristes encore". Ça me rappelle cette phrase de Charly Chaplin : "Mon miroir est mon meilleur ami car, lorsque je pleure, il ne rit jamais". Ça peut paraître prosaïque de citer Chaplin, mais dans mon Liban, on a eu très peu l’occasion de rire, et depuis très longtemps. Ce que je viens de lire sous "Notre si banale barbarie" est le miroir le plus fidèle de la vie au Liban, sans aucune caricature à grand trait. Notre impulsivité, et le mépris, notre sport favori, le mépris non de soi, mais des autres, le dénigrement, le mot qui tue, rien que de stigmatiser le plus faible et lui assumer ses propres déboires. Sommes-nous uniques au monde ? Non. Tout est de notre faute ? Non. Tant de guerres sont passées par chez nous, et le pire, c’est qu’on n’est pas encore sorti, et que toutes ces vérités ne nous blessent pas.

    Nabil

    09 h 44, le 30 juin 2022

  • Oui Fifi, tout cela est bien écrit mais les libanais en sont directement responsables par leur côté inculte et leur aveuglement politique qui a empêché un vrai changement avec les dernières législatives. Bonne journée

    Karam Georges

    08 h 09, le 30 juin 2022

  • Comme votre analyse est juste et tellement d'actualité hélas . J'aimerais comme vous penser comme je l'ai fait longtemps que tout cela résulte de frustrations accumulées depuis les multiples conflits , que les causes sont imposées et exogènes, et donc qu'il y a encore de l'espoir que des justes se lèvent enfin . Mais force est de constater dans ce pays que le dieu adoré ici est l'argent, encore et toujours l'argent, l'envie de ce que possède ou semble posséder l'autre et tout y passe pendant toute la semaine du matin au soir une minorité possédante opprime la masse des corvéables . Le dimanche, on prie dans toutes les religions , mais c'est encore le veau d'or . . Navrant et sans espoir .

    Atallah Christine

    06 h 41, le 30 juin 2022

  • Très vrai malheureusement. Voilà où nous en sommes. Et il est tout à fait vrai que nos dirigeants corrompus et irresponsables, qui sont à l'origine de l'état dans lequel nous sommes arrivés, ont tout intérêt à laisser cette colère se déverser sur l'autre, sur l'innocent pour ne pas la laisser se canaliser et entraîner une grosse révolte dont ils seraient la cible.

    Georges Airut

    03 h 10, le 30 juin 2022

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